Dans le Flop-10 des expressions françaises à rayer du langage courant, l’idiome « filer à la juive » s’illustre sinistrement de par ses relents antisémites. Fermement résolue à combattre les maux par les mots, l’équipe de LPAF s’est engagée à lui conférer un sens nouveau et résolument flatteur. Elle vous invite à le découvrir dans les quelques lignes qui suivent, et pourquoi pas, à l’adopter sans modération aucune dans sa version revue et corrigée… Filer à la juive : la version revue et corrigée Dans la section que nous lirons cette semaine, Vayakhel, la Torah rend hommage aux deux groupes de femmes ayant participé à la confection des couvertures recouvrant le Tabernacle. Les premières se chargèrent de filer les matériaux textiles précieux destinés aux tentures inférieures : « Toutes les femmes industrieuses filèrent ellesmêmes et elles apportèrent, tout filés, la laine de couleur azur, pourpre, écarlate et le lin, » (Exode 35, 25) Quant aux secondes, elles s’appliquèrent à la confection des couvertures en poils de chèvres placées audessus des précédentes, et donc non visibles de l’intérieur : « Et toutes celles qui se distinguaient par une habileté supérieure filèrent les chèvres » (Exode 35, 26) A priori, la syntaxe employée par l’Écriture pour décrire l’ouvrage de ce deuxième groupe de fileuses semble fautive. Ou du moins, elliptique. En effet, chacun sait qu’on ne file pas « des chèvres » mais bien « des poils de chèvres ». La preuve, dans le verset consacré au premier groupe, il est bien dit que ces « femmes industrieuses » filèrent « la laine de couleur azur, pourpre, écarlate » et non pas « des moutons » ! Que signifie donc le groupe verbal « filer des chèvres» ? Dans le traité talmudique Chabbat (p.74/b), nos maîtres répondent que cette expression est à prendre au sens littéral. Et pour cause, il s’avère que cette seconde catégorie de fileuses relevèrent l’exploit de filer les poils alors qu’ils se trouvaient encore sur le dos des chèvres ! Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Torah fait l’éloge de « l’habileté supérieure » qui les distinguait sur la première catégorie de fileuses. Voilà ce qu’on devrait légitimement appeler… filer à la juive ! Dans le sens du poil… Si la réponse du Talmud a le mérite de justifier la formulation à première vue ambiguë du verset, elle n’est pas sans soulever de nouveaux points d’interrogation. Quel était donc l’intérêt de recourir à une méthode de filage aussi peu conventionnelle ? Et si intérêt elle présentait, pourquoi ne fut-elle pas employée par les fileuses responsables de la laine et du lin ? Le Sforno explique que lorsque les poils de la chèvre sont tondus, ils ont tendance à perdre de leur lustre et leur brillant après chaque manipulation humaine. En peignant et en filant la toison de la chèvre quand elle se trouvait encore sur le dos de l’animal, les fileuses parvinrent à conserver la beauté et la qualité naturelles de la tenture destinée au Tabernacle. Selon l’auteur du Maskil LéDavid, Rabbi David Pardo, cette précaution ne fut guère prise pour le filage de la laine pour la bonne raison que la toison des moutons était destinée à être teinte en différents coloris (azur, pourpre et écarlate). De fait, quelle que soit l’avantage qualitatif qu’elle aurait gagné à être filée avant la tonte, celui-ci aurait donc été aussitôt perdu lors du processus
de teinture, notamment à travers l’exposition à de fortes températures.
En revanche, la toison des chèvres était censée conserver son coloris d’origine. D’où la nécessité d’avoir recours à des moyens si exceptionnels pour lui conserver son aspect d’origine. Une déclaration misogyne ? S’inspirant des écrits des grands maîtres de la pensée juive, le Rav Zeev Rudman chlita nous explique que le filage si particulier des teintures en poils de chèvre est empreint d’une très forte symbolique quant à la nature profonde de la femme juive, et le rôle particulier qui lui incombe au sein de son foyer. Dans le traité talmudique Yoma (p.66/b), Rabbi Éliézer écrit : « Il n’est de sagesse chez la femme que dans la quenouille. C’est le sens du verset : “Et toutes celles qui se distinguaient par une habileté supérieure filèrent les chèvres” » Pour bon nombre de nos détracteurs, cette citation est la plus éloquente preuve de la nature « scandaleusement» misogyne du judaïsme. Au cas où vous l’ignorez, la quenouille est l’instrument employé par les fileuses pour effectuer leur ouvrage. En reléguant la femme aux tâches ménagères subalternes, et en cantonnant l’expression de sa sagesse au seul domaine du filage, notre tradition aurait soi-disant empêché la femme de se réaliser pleinement. Ou pour le dire plus crûment, d’une quenouille, elle n’en aurait fait qu’une… nouille !` À la recherche du fil conducteur En réalité, la déclaration de Rabbi Éliézer constitue une ode à une forme de sagesse unique en son genre symbolisée par la quenouille. Et dont la femme juive, en particulier la mère juive, a l’apanage. Comme le souligne le Rav Rudman, le filage constitue à rassembler plusieurs fibres textiles disparates pour en faire un tout uniforme. En extrapolant, on pourrait dire que cette activité manuelle incarne la faculté que possède chaque mère juive de déceler les différentes qualités (et défauts…) des membres de sa maisonnée et les incorporer en un tout homogène. En effet, chaque enfant abrite en lui une infinité de forces et de faiblesses, de facilités et de difficultés, autant de caractéristiques avec lesquelles il lui
incombe de tracer sa propre voie. Et d’assumer la mission unique qui lui a été confiée. Le don de la mère juive consiste justement à mettre en exergue le « fil conducteur » qui relie et rallie cette multitude de facettes, permettant ainsi à son enfant d’exprimer son unicité de la manière la plus harmonieuse qui soit. Tel est le sens, ô combien noble et ô combien valorisant, qui se dissimule derrière la déclaration sibylline de Rabbi Éliézer : « Il n’est de sagesse chez la femme que dans la quenouille. C’est
le sens du verset : “Et toutes celles qui se distinguaient par une habileté supérieure filèrent les chèvres” » Une métaphore « filée » Il nous reste encore un dernier mystère à élucider. Pourquoi le verset choisi par Rabbi
Éliézer en vue de chanter les éloges du filage féminin est celui consacré aux « fileuses de poils de chèvre » ? Pourquoi n’avoir pas plutôt évoqué le premier verset de la Torah consacré à cette activité, à savoir celui louant la diligence des « fileuses de laine et de lin ». La réponse se cache dans la méthode particulièrement complexe employée par ces premières pour confectionner les tentures extérieures du Michkane. À l’instar de ces fileuses qui s’évertuèrent à conserver le lustre des poils de chèvre — quitte à se mesurer à des chèvres remuantes plutôt qu’à des toisons inanimées — la mère « se distinguant par une habileté supérieure » est celle qui ne cherche pas à tout prix transformer son enfant avant de le modeler à sa guise… Quitte à faire les frais de sa turbulence et de son espièglerie, elle relève l’exploit de l’accepter tel qu’il est. Et plutôt que de lui ôter sa « toison» avant d’entreprendre de la « teindre » aux coloris de son choix, elle s’escrime à effectuer son travail de filage « sur le dos même » de son enfant… C’est ainsi qu’elle parvient à conserver intact l’« éclat » originel de son enfant. Celui qu’il possède d’ores et déjà au fond de lui. Et qu’elle s’est efforcée de préserver coûte que coûte… La quenouille magique Cette réflexion va nous conduire à la conclusion de taille que voici : En sortant de la maternité, chaque mère juive qui se respecte se voit confier un instrument des plus précieux pour la bonne croissance de son enfant. Non, il ne s’agit ni d’un pèse-bébé, ni d’une toise destinés à jauger son poids ou sa taille… Cet instrument est une quenouille invisible qui a le pouvoir de faire de cet être minuscule un géant parmi les hommes. Reste à savoir si elle saura l’utiliser à bon escient. Si elle la confond avec une baguette, ou pire un fouet, et ne perd aucune occasion de blesser, critiquer et réprimander son enfant, elle aura trahi le rôle qui lui a été confié. Pire encore, elle se sera trahie elle-même par la même occasion. En revanche, si elle met à profit sa sagesse féminine et emploie cet instrument pour « filer » les différentes qualités de son enfant en un tout homogène et harmonieux, elle s’apparentera à ces artisanes qui mirent la touche finale à la confection du Tabernacle. Et veillèrent à ce que les tentures sacrées brillent à jamais de tout leur éclat naturel. Alors, nouille ou quenouille ? La réponse n’en tient qu’à nous ! Et les conséquences aussi…