Au début de notre paracha, Yossef dévoile enfin sa véritable identité à ses frères. Cet épisode n’est pas seulement émouvant, il est porteur d’un message édifiant, tant et si bien que nos Sages, en évoquant ce moment, se sont exclamés : » Malheur à nous au jour du Jugement ! Malheur à nous au jour de la Remontrance ! » (93, 10).
Dans le ( chap. 14), nous trouvons ce récit de la bouche du prophète Eliyahou lui-même : un jour, alors que j’allais en chemin, j’ai croisé un homme qui n’avait aucune connaissance ni du Texte sacré, ni de la Michna, et qui me tint des propos cyniques. Je lui demandais: « Mon fils, que répondras-tu à ton Père céleste au jour du jugement ? » Il rétorqua : « Rabbi, j’ai bien des arguments à Lui opposer : le Ciel ne m’a gratifié d’aucune intelligence pour que je sois capable d’étudier ! » Je lui demandai alors quelle était sa profession, et il me répondit qu’il était pêcheur. « Et qui donc, répartit Eliyahou, t’a donné l’intelligence nécessaire pour tisser des filets, pour manipuler ceux-ci, pour savoir comment capturer le plus de poissons ?! » L’homme ne se laissa pas démonter: « Rabbi, pour faire cela, on m’a effectivement accordé l’intelligence nécessaire…» Le prophète lui opposa alors une réponse cinglante : « Tu prétends donc que pour te procurer du lin, le tisser en filets, jeter ceux-ci à la mer et en retirer des poissons, on t’aurait effectivement gratifié d’intelligence ! Alors que pour les enseignements de la Torah, au sujet desquels il est écrit : “Cette chose est très proche de toi, elle est dans ta bouche et dans ton coeur pour l’accomplir!” (30, 14), on ne t’aurait pas accordé l’intelligence requise ?! »
Ces mots virulents laissèrent l’homme pantois, et il finit par éclater en sanglots, reconnaissant la pertinence du reproche. Mais Eliyahou le rasséréna : « Mon fils, ne sois pas si peiné ! En vérité, tous les hommes de la terre donnent la même réponse à cette question, mais leurs actions témoignent contre eux ! C’est à leur sujet qu’il est écrit : “Ils sont remplis de confusion, ceux qui travaillent le chanvre peigné, ceux qui tissent le lin blanc !” (19, 9). » Des relents de mauvaise foi La morale de cette histoire est aussi poignante que déroutante : lorsqu’on adresse des reproches aux hommes, ceux-ci peuvent faire preuve d’une grande inventivité pour s’expliquer, se justifier, rejeter la responsabilité de leur tort sur le Ciel ou incriminer le monde entier. Cependant, ces excuses ne résistent généralement pas à un examen approfondi, démontrant que dans d’autres contextes, cette personne fonctionne de manière exactement opposée !
Il s’agit là des contradictions internes, pourtant omniprésentes dans notre
existence, que nous avons tant de mal à détecter. Ainsi en était-il de cet homme que le prophète Eli a accosté : à ses yeux, il se considérait irréprochable quant à son ignorance de la Torah, justifiée par le peu d’intelligence qu’on lui avait accordée à sa naissance. Mais pourtant, nul métier n’est inné chez un homme, et chacun doit mettre en oeuvre ses ressources intellectuelles pour comprendre les rouages de toute profession. Admettre donc qu’on est d’apprendre un métier, mais se considérer en même temps d’étudier la Torah, n’est ni plus ni moins qu’une preuve de mauvaise foi ! Car si l’on était sincère avec soimême, on reconnaîtrait que l’on s’emmêle dans des contradictions impossibles. Il en va ainsi de notre devoir religieux, et il en va souvent de même pour des principes moraux sur lesquels on se considère « inébranlables ». Si l’on était capable de se juger objectivement, on s’apercevrait que l’on traite ces mêmes principes avec deux poids deux mesures, en fonction des circonstances et surtout, selon que ces principes arrangent nos intérêts ou non… Or, c’est exactement ce genre de contradiction qui a éclaté au visage des frères de Yossef, lorsque celui-ci s’est dévoilé à eux. Mon père est-il vivant Au moment où Yehouda vient plaider en faveur de Binyamin, soi-disant accusé d’avoir dérobé une coupe, il déploie toute son énergie pour émouvoir la sensibilité de Yossef : « Si je retourne à présent vers ton serviteur, mon père, sans que le jeune homme nous accompagne, alors que son âme est attachée à la sienne ! Ne voyant pas le jeune homme paraître, il mourra ! Et tes serviteurs auront ainsi fait descendre la vieillesse de ton serviteur, notre père, dans la détresse de l’abîme… » (44, 30- 31). En d’autres termes, il est peut-être vrai que Binyamin a volé cette coupe – nous n’avons d’ailleurs aucun moyen de
prouver le contraire. Mais quand bien même serait-il coupable, comment ne pas s’attendrir sur son pauvre père, qui attend désespérément le retour de son enfant bien-aimé ?! Or, c’est précisément à ce moment-là que Yossef, ne pouvant se contenir davantage, laisse éclater son indignation : « Je suis Yossef ! Mon père est-il encore vivant ? » (45, 3). En d’autres termes, vous vous apitoyez tant sur le sort de mon père, au point d’admette que même si Binyamin est coupable, il mérite d’être excusé par égard pour le vieil homme. Mais ces pensées vous ont-elles effleuré l’esprit lorsque vous m’avez condamné à mort, moi Yossef, votre frère ? En admettant que votre jalousie à mon endroit fût justifiée, vous êtesvous seulement inquiétés de la peine que vous causeriez à mon père en me vendant en esclave ? C’est pourquoi je vous demande une fois de plus : « Mon père est-il encore en vie? » – a-t-il réellement survécu à la peine que vous lui avez causée ?! Ce sont ces reproches foudroyants qui laissèrent les fils de Yaacov abasourdis, incapables de reprendre contenance. Et c’est dans ces mêmes reproches que nos Sages, dans leur grande clairvoyance, décelèrent le reproche adressé à tout individu quant à ses contradictions internes, et qui les firent s’exclamer : « Malheur à nous au jour du Jugement ! Malheur à nous au jour de la Remontrance ! »…