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9 Tishri 5785‎ | 11 octobre 2024

Les moyens qui surpassent la fin

La Torah relate que le fossé entre Yaacov et Essav, déjà bien marqué à leur naissance, ne cessa de se creuser davantage au fil des ans, si bien qu’« Essav devint un habile chasseur, un homme des champs, et Yaacov était un homme simple, qui vivait dans les tentes » – se vouant à la Torah.

 

Tels que la Torah présente les deux frères jumeaux, il apparaît que leur nature respective ne faisait pas l’ombre d’un doute : tout le monde savait très bien – y compris leur père Its’hak – comment Essav occupait ses journées, et combien Yaacov se vouait à l’étude. Il est donc étonnant qu’Its’hak ait choisi d’accorder sa bénédiction précisément à son fils aîné. En effet, quand bien même Essav parvenait à lui dissimuler ses tendances meurtrières (comme le rapporte Rachi), il était au demeurant un homme peu enclin à s’adonner au service du Créateur, contrairement à son cadet.

Cette question devient plus troublante encore, lorsque les versets eux-mêmes témoignent de la raison de ce choix : « Its’hak préférait Essav car il mettait du gibier dans sa bouche » (Béréchit 25, 28). Ce serait donc par inclination culinaire qu’Its’hak aurait cédé les bénédictions à Essav ! À n’en pas douter, le patriarche – qui avait tendu son cou sur l’autel pour offrir sa vie à D.ieu – ne se limitait nullement à des considérations si étroites. Dès lors, quel fut le sens de son choix ?

L’étude ou l’acte

Dans le traité Kiddouchin (40/b), nous trouvons une discussion talmudique sur un point essentiel : de l’étude de la Torah ou de la pratique des mitsvot, laquelle est la plus importante ? En effet, nous savons que les actions constituent le but de la matière, et notre raison d’être ici-bas : c’est par nos actes que nous faisons progresser la Création vers son but final, et que nous témoignons le mieux de notre soumission à D.ieu. D’après cela, nous devrions donc mettre en œuvre le plus grand nombre de mitsvot – sans pour autant négliger l’étude… – puisqu’en définitive, ce sont « les actions qui comptent ».

Mais d’un autre côté, il va sans dire que la Torah constitue la Science divine telle qu’elle se révèle ici-bas, et c’est à travers elle que l’individu peut réellement se transfigurer. Comme l’enseigne encore la michna : « L’étude de la Torah surpasse tous les autres [préceptes énoncés] » (Péa 1, 1).

Ce dilemme constitua la base d’une discussion entre deux des plus grands maîtres du Talmud : Rabbi Tarfon, pour qui les actions l’emportent sur l’étude théorique, et Rabbi Akiva, selon qui l’étude est supérieure. Pour clore le débat, le Talmud cite cette conclusion : « Tous [les Sages présents alors] élevèrent la voix et déclarèrent : “L’étude est plus importante, car c’est grâce à elle que l’on peut accomplir les actes !” »

Cette sentence, pour le moins décisive, demeure néanmoins équivoque. En effet, dans le contexte de la question posée, les Sages semblent clairement donner raison à Rabbi Akiva, soutenant que c’est bel et bien l’étude qui est plus importante. Pourtant, lorsqu’on examine la justification de cette affirmation, il semble en ressortir l’exact contraire. En effet, si l’importance de l’étude réside dans le fait qu’elle conduit aux actes, cela implique nécessairement qu’elle n’est qu’un moyen d’atteindre un but, et que les actions en représentent la finalité. Or, selon le principe d’entéléchie, une fin l’emporte toujours en importance sur les moyens. Et de fait, dans le cadre d’un autre texte talmudique (Baba Kama 17/a), Rachi commente ainsi cette sentence : « Il en résulte que les actions sont plus importantes [que l’étude] ! » N’est-ce pas là une contradiction flagrante ? (Cf. Tossefot dans Kiddouchin.)

Quand le moyen devient garant de la fin

Selon une explication du Pné Yéhochoua, nous pouvons dégager une meilleure compréhension de cette fameuse sentence : « L’étude est plus importante, car c’est grâce à elle que l’on peut accomplir les actes ! » Celle-ci souligne que certes, dans l’absolu, ce sont les actions qui prévalent et qui suscitent un mérite plus important. Cependant, le seul moyen d’atteindre ce but consiste justement à s’adonner à l’étude, car elle seule constitue un garant d’un accomplissement idoine. Autrement dit, du point de vue de l’idéal, il conviendrait de consacrer la majeure partie de son temps à la réalisation de bonnes actions. Mais sur le plan pragmatique, compte tenu de notre condition humaine, il est impossible d’atteindre ce but sans entretenir un rapport étroit et constant avec l’étude de la Torah, car elle seule garantit que les actions seront réalisées convenablement, en conformité avec la loi.

Compte tenu de cette étroite dépendance, il en résulte que l’étude constitue elle-même une part intégrante de l’accomplissement, et en s’y adonnant, on bénéficie d’un double mérite. A contrario, les actes seuls ne peuvent être garants de leur propre respect. Dès lors, si l’on se consacre uniquement à eux, on risque au final de ne même pas acquérir leur propre mérite, sans même parler de celui de l’étude…

En définitive, il apparaît que dans certaines circonstances, le moyen prévaut sur le but, car leur rapport de dépendance est tel que l’on ne peut envisager l’un sans l’autre.

Essav, l’acte au service de l’étude

Revenons à présent à nos patriarches. Comme nous le savons, Its’hak avait été frappé de cécité lors de l’épisode de la Akéda, et en outre, il avait déjà soixante ans à la naissance de ses fils. Si bien que lorsque ceux-ci grandirent, il ne put sûrement plus subvenir aux besoins de sa famille. Quant à Yaacov, il était un « homme simple, qui vivait dans les tentes » où il se consacrait en permanence à l’étude. Dès lors, qui pourvoyait à leurs besoins ?

Telle était justement la mission d’Essav : c’était lui qui assumait le rôle de maître de maison, qui travaillait d’arrache-pied pour que ses proches puissent se consacrer à leur vocation. Voilà donc ce que signifient les versets de notre paracha, lorsqu’ils relatent que « Essav devint un habile chasseur, un homme des champs » : il s’adonnait à la chasse et à l’agriculture pour nourrir les siens, car dans le même temps, Yaacov était quant à lui « un homme simple, qui vivait dans les tentes ».

Lorsqu’on envisage les choses sous cet angle, on comprend pourquoi Its’hak donna la préséance à son aîné Essav. Comme nous l’avons vu, lorsqu’un moyen est l’unique voie conduisant à un but donné, le premier peut concrètement l’emporter sur le second. Ainsi, comme Essav subvenait aux besoins de sa famille, c’était donc sur ses épaules que reposait le mérite de l’étude de son frère, laquelle n’aurait pas été possible sans le travail fourni par l’aîné. D’autant plus que, possédant une part dans l’étude de Yaacov, Essav bénéficiait d’un double mérite : celui de subvenir aux besoins des siens, et celui de l’étude proprement dite !

C’est la raison pour laquelle Its’hak avait arrêté son choix sur Essav, « car il mettait du gibier dans sa bouche » – non pas pour des considérations culinaires, mais simplement parce qu’à ses « yeux », Essav était le pilier du foyer et de la future nation juive…

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