Yonathan Bendennoune
Au fur et à mesure que les plaies s’abattaient sur le royaume des Pharaons, la démarcation entre les Égyptiens et les Hébreux se faisait plus distincte. C’est ainsi que ces quelques mois ont vu naître le futur « peuple d’Israël », dont la vocation serait de se vouer au service du Créateur.
C’est précisément durant ce processus que fut dicté aux Hébreux – en tant que peuple naissant – le tout premier commandement divin : « Ce mois-ci est pour vous le commencement des mois, il est pour vous le premier des mois de l’année » (Chémot 12, 2). Ce précepte constitue le principe premier du calendrier hébraïque : c’est sur sa base que sont fixées les années embolismiques, les différents mois de l’année et par conséquent, les différentes fêtes qui jalonnent le calendrier (cf. Séfer Ha’Hinoukh mitsva 4).
Cela étant, il peut paraître étrange que le tout premier commandement divin transmis au peuple juif soit précisément celui-ci. Pour sceller la naissance d’une nouvelle nation, nous nous serions plutôt attendus à ce que D.ieu lui prescrive tout d’abord les principes fondamentaux de Sa Loi : la foi dans Son existence, la soumission à Son joug, ou bien même les règles autour desquelles se tisserait la trame de leur future société. Pourquoi donc la « sanctification des mois » a-t-elle mérité tant d’égards ?
La valeur du temps
Un premier élément de réponse apparaît lorsqu’on replace l’énoncé de ce commandement dans son contexte historique. Comme nous l’avons vu, celui-ci a été transmis à Moché alors que les dix plaies sévissaient encore, pour punir les Égyptiens de l’oppression exercée contre les Hébreux. Par crainte de voir ce peuple d’étrangers prendre le pouvoir dans son pays, Pharaon leur avait infligé des sévices indescriptibles, les contraignant à construire des villes dont il n’avait que faire et ne leur laissant pas même le loisir de réfléchir à la situation dans laquelle ils se trouvaient. En clair, ce dont le roi d’Égypte les avait privés, c’était surtout de leur temps. En effet, même lorsqu’une relative liberté est laissée à un esclave, celle-ci ne lui est d’aucune utilité tant que son temps ne lui appartient pas.
Lorsque la délivrance des Hébreux commença à éclore après quatre générations d’esclavage, ce peuple se retrouva soudain en possession d’un bien extrêmement précieux qu’il ne savait guère utiliser : le temps libre. Aussi merveilleuse fût-elle, cette liberté leur sembla aussi subite que difficile. Comment organiser ces jours et ces mois libres de contraintes ? Comment accueillir cette manne inestimable ? Alors que le peuple hébreu s’interrogeait de la sorte, Moché lui communiqua ce tout premier précepte divin : « Ce mois-ci est pour vous le commencement des mois », lequel vint en quelque sorte répondre à leur questionnement. Comme nous l’avons vu, ce commandement vise à établir les premiers jours de chaque mois, de manière à fixer le moment de la célébration des fêtes, et c’est ainsi que tout le calendrier est structuré sur ce principe. En d’autres termes, il constitue l’axe central autour duquel s’articule le temps juif.
Alors que les Hébreux se voyaient redevenir maîtres de leur temps, D.ieu leur signifia aussitôt quelle serait la norme qui régirait ce don précieux. Ce n’était pas pour profiter d’une liberté vaine et stérile que leur temps leur fut rendu, mais pour le consacrer à une finalité infiniment supérieure. Dans le judaïsme, le calendrier occupe une place centrale précisément pour sa fonction régulatrice : c’est grâce à lui que chaque instant prend un sens et reçoit une fonction précise, et c’est ce principe élémentaire que D.ieu, à l’aube de la sortie d’Égypte, voulait avant tout enseigner au peuple juif.
Les principes de la Emouna
Une autre approche peut être envisagée pour expliquer la place particulière qu’occupe cette mitsva. Le premier des Dix Commandements, qui exprime le principe de la foi dans un D.ieu unique, est ainsi formulé : « Je suis l’Éternel ton D.ieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte » (Chémot 20, 2). Presque tous les commentateurs s’interrogent : s’il s’agit de souligner la croyance en D.ieu, pourquoi n’est-il pas plutôt écrit : « Je suis l’Éternel… qui ai créé le monde » ? En effet, l’œuvre de la Création semble bien plus éloquente quant au pouvoir infini et à l’Unicité du Maître du monde ! Dans son commentaire sur ce verset, le Ramban met en évidence le point suivant : « La sortie d’Égypte constitue la preuve que D.ieu existe et qu’Il agit de manière volontaire. En effet, si nous avons pu être délivrés d’Égypte, c’est parce qu’Il a connaissance [de tous les événements] et qu’Il exerce Sa providence sur le monde. La sortie d’Égypte prouve également que le monde a été créé, car si celui-ci avait toujours existé, aucun élément ne pourrait dévier de sa nature [et les miracles seraient donc impossibles]. Enfin, cet événement démontre également que Son pouvoir est sans limite, et celui-ci constitue la preuve de Son Unicité. »
En clair, la sortie d’Égypte recelait tous les principes fondamentaux de notre foi. En effet, les nombreux miracles qui se sont produits en Égypte – notamment ceux des dix plaies – ont montré aux yeux du monde qu’un Être domine la totalité des lois de la nature, depuis la poussière de la terre (la vermine) jusqu’aux phénomènes climatiques (la grêle), en passant par les eaux (le sang) et toutes les espèces animales (les grenouilles, les bêtes sauvages, etc.). Ce pouvoir absolu sur les éléments prouve non seulement qu’Il existe et qu’Il est doué de volonté – et non comme une force de la nature agissant aveuglément – mais de plus, il témoigne du fait qu’Il est le Créateur de toute chose, et qu’Il sait très précisément qui mérite d’être puni et qui doit être épargné. Or, lorsque ces principes furent révélés aux hommes, ce fut le moment idéal pour leur communiquer également le précepte de la « sanctification du mois »…
De fait, ce commandement nous enjoint d’adapter le calendrier à la révolution de la lune autour de la terre. Par ailleurs, l’astre de la nuit a la particularité de nous apparaître sous différentes phases, allant de la nouvelle lune jusqu’à la pleine lune. Ces fluctuations sont à l’image de celles de notre existence, qui connaît systématiquement des hauts et des bas. En d’autres termes, le précepte de la « sanctification du mois » symbolise le fait que chaque instant au monde – et les aléas qui les accompagnent – sont régis par un système dont l’origine remonte aux prémices de la Création. Si nous voulons comprendre le sens des vicissitudes de l’existence, nous ne devons pas les chercher sur terre, en les voyant comme un vase clos qui s’autogérerait. Au contraire, nous devons pour cela lever les yeux au « Ciel » – vers la lune qui régit notre temps et symbolise notre existence – et comprendre que c’est dans les origines du monde que nous trouverons la réponse.
Comme le souligne le Ramban, le processus de la sortie d’Égypte permit au peuple hébreu de comprendre qu’il existe un Être unique, Auteur de toute chose, qui organise chaque événement à Sa guise. Il était donc crucial de graver ces principes essentiels dans leur cœur de manière durable. C’est pourquoi leur tout premier commandement fut celui de la sanctification du mois, qui renferme en substance tous les fondements mis au jour par leur propre délivrance.