Chlomo Messica
Au début de la parachat Vayéra, la Torah relate comment Avraham a accueilli trois anges – qu’il a pris pour d’ordinaires nomades – et les a reçus chez lui comme s’ils étaient de véritables princes…
Des passants allant et venant…
Le premier verset de notre paracha relate : « L’Éternel Se révéla à lui [Avraham] dans les plaines de Mamré, tandis qu’il était assis à l’entrée de la tente » (Béréchit 18, 1). Rachi commente : « A l’entrée de la tente – pour voir s’il y avait des passants qu’il pourrait inviter à entrer chez lui. » Littéralement, les mots que Rachi utilise pour parler des « passants » se comprennent : « des personnes passant et revenant ». Que signifie au juste cette expression ? L’Admour, Rabbi Avraham Yaacov de Sadigora, explique que les pauvres connaissaient bien l’adresse du patriarche, sachant qu’ils y trouvaient toujours une table richement dressée en leur honneur. Cependant, certains indigents tiraillés par la faim souhaitaient vivement entrer chez Avraham, mais la gêne et la honte les retenaient. Aussi, ils « passaient et revenaient » devant la tente, manifestant ainsi leur hésitation. En voyant des personnes répéter ce manège à plusieurs reprises, le patriarche comprenait bien de quoi il retournait, et alors, « il courait à leur rencontre » (v. 2) pour les mettre à l’aise et les inviter à entrer.
Jamais sur le compte d’autrui
Parmi les divers préparatifs qu’Avraham réalisa en vue du repas royal qu’il servit à ses invités, il « courut au troupeau et prit un jeune taureau tendre et bon » (v. 7). Rachi explique qu’il s’agissait en réalité de trois taureaux, afin d’offrir à chaque homme une langue assaisonnée à la moutarde. C’est dire s’il ne lésina pas sur les frais et qu’il fit preuve de largesse à leur endroit. Or, lorsqu’il proposa de leur offrir à boire, il déclara : « Qu’on aille quérir un peu d’eau » (v. 4) ! Pourquoi se montra-t-il soudain si économe, au point de servir à ses invités seulement « un peu » d’eau ? Selon rav Israël Salanter, la réponse se trouve également dans le commentaire
de Rachi, qui explique : « Qu’on aille quérir [à la forme passive] – par une tierce personne. » Le maître du moussar en dégage une leçon de vie : on ne fait pas de faveurs et de ‘hessed sur le compte d’autrui ! Si l’on souhaite multiplier les marques d’hospitalité en l’honneur de ses invités, on ne peut pas exiger que ce soit quelqu’un d’autre qui s’en charge ! Or, comme Avraham a délégué une tierce personne pour aller chercher cette eau, il ne pouvait réclamer qu’elle aille en cherche plus qu’« un peu »…
La sensibilité des invités
Lorsqu’un homme reçoit chez lui des invités, il est d’usage qu’il leur propose de rester manger, de se reposer, voire même de passer la nuit. Mais si, au contraire, il leur suggère de manger, boire, puis de s’en aller, les invités comprendront bien qu’ils ne sont pas les bienvenus, et que le maître de maison ne cherche qu’à se débarrasser d’eux… Or, c’est précisément de cette manière qu’Avraham s’est adressé aux trois passants : « Je vais apporter du pain, vous vous rassasierez puis vous poursuivrez votre route » (v. 5). N’est-ce pas contraire aux normes d’hospitalité ? Nous pouvons expliquer cette attitude de la manière suivante : nous savons qu’après la circoncision du patriarche, D.ieu a « sorti le soleil de son écrin » pour faire régner sur terre une chaleur suffocante, afin qu’Avraham ne soit pas incommodé par d’éventuels voyageurs (Rachi v. 1). Cependant, Avraham ne voyait lui-même pas les choses sous cet angle. En constatant qu’aucun invité ne s’était présenté à sa table depuis trois jours, il s’était remis en question et s’était demandé si son hospitalité ne laissait pas à désirer. Il en est alors arrivé à la conclusion qu’il avait effectivement adopté une habitude susceptible de faire fuir les passants : lorsque ses invités terminaient leurs repas, il avait en effet coutume de leur demander de remercier le Maître du monde, qui leur avait procuré cette nourriture. Or, s’était dit le patriarche, peut être que cette demande importunait ses invités et les incitait à éviter sa tente ?… Aussi, en voyant arriver les trois anges, il a voulu d’emblée les rassurer en leur garantissant qu’il ne leur demandait rien d’autre que de se restaurer : « Je vais apporter du pain, vous vous rassasierez puis vous poursuivrez votre route » ! (Otsar Haraay on véhama’hchava).
Les efforts payent…
La Torah relate un peu plus loin dans notre paracha qu’« Avraham planta un échel à Béer-Chéva » (21, 33). Selon certains Sages, cet échel était un verger, dont Avraham servait les fruits à ses invités. Selon d’autres avis, il s’agissait d’une auberge dédiée à l’hospitalité (voir Rachi). Quelle que soit l’opinion retenue, il apparaît de là qu’Avraham consacrait son existence à l’hospitalité, et qu’il accueillit chaque jour chez lui de nombreux invités. S’il en est ainsi, la question se pose : pour quelle raison la Torah décrit-elle en détail uniquement l’épisode où le patriarche a accueilli les trois anges, et n’évoque-t-elle pas l’hospitalité quotidienne et permanente qu’il offrit à des milliers de personnes durant son existence ? Nous en déduisons que ce que la Torah glorifie, c’est précisément l’hospitalité qui exige d’importants efforts de la part de l’hôte. Or, Avraham a reçu ces anges le troisième jour après sa circoncision, alors qu’il était souffrant et qu’une canicule régnait dans la région. C’est ce type d’hospitalité qui mérite une place particulière dans le récit de la Torah ! (Béer Haparacha).