Le récit du veau d’or constitue une énigme à bien des égards. De fait, comment les enfants d’Israël ont-ils pu se dévoyer de la sorte, à peine quelques semaines après le Don de la Torah ? De plus, pourquoi pensaient-ils donc combler l’absence de Moché avec une idole ? Et pourquoi Aharon les a-t-il encouragés en ce sens ?
Si l’on veut poursuivre la liste de ces questions, on pourrait encore citer ce verset : « Voici tes dieux, ô Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Egypte ! » (Chémot 32, 4). Pourtant, cet or avec lequel ils ont fabriqué l’idole était encore la veille suspendu à leurs oreilles et aux cous de leurs femmes… Croyaient-ils donc réellement que ces bouts de métal étaient leurs « dieux », qui avaient suscité la sortie d’Égypte ? Qu’est-ce qui leur était donc passé par la tête ?!
Un « guide » dans le désert
L’importance de ces questions est bien la preuve que, pour comprendre ce thème, il nous faut l’aborder sous un tout autre angle, comme nous invite à le faire le Ramban, qui s’étend longuement sur ce douloureux chapitre.
L’explication réside dans la réponse à l’une de nos questions : lorsque les Hébreux ont cru Moché mort, pourquoi ont-ils soudain désiré fabriqué une idole ? Assimilaient-ils donc Moché à une divinité ? La réponse est évidemment négative et d’ailleurs, lui-même n’aurait jamais laissé une telle confusion planer dans les esprits. Moché n’était « que » le guide des enfants d’Israël, l’intermédiaire par lequel le Maître du monde réalisait Ses prodiges et Son prophète qui communiquait Ses volontés.
Par conséquent, lorsque le peuple hébreu a cru son guide mort, il a précisément cherché à se faire un « autre Moché », un « homme de D.ieu » qui lui montre la route à suivre et qui le guide dans les voies de l’Éternel… C’est en ce sens qu’il convient de comprendre leur requête adressée à Aharon : « Fais-nous un elohim qui marche à notre tête, puisque celui-ci, Moché, l’homme qui nous a fait sortir du pays d’Egypte, nous ne savons ce qu’il est devenu » (Chémot 32, 1). S’il y a matière à confusion, c’est justement à cause de ce mot elohim – qui n’a dans ce contexte aucune connotation sacrée (comme nous l’avons déjà vu dans la section Yitro). Étymologiquement, elohim signifie en effet : « puissances » – et comme D.ieu est l’Être Tout-Puissant, on Lui attribue également cette qualité. Mais pour autant, lorsque les enfants d’Israël ont présenté ici leur requête à Aharon, ils ne voulaient en vérité qu’une « puissance » – un guide qui soit à la hauteur de Moché pour les conduire et les faire entrer jusqu’en terre de Canaan. En revanche, leur intention initiale n’a nullement été de se créer une « divinité », au culte de laquelle ils se seraient soumis…
La maîtrise des forces spirituelles
S’il en est ainsi, pourquoi Aharon a-t-il donc fabriqué précisément un veau ? La réponse réside, là encore, dans le principe des forces spirituelles (que développe longuement Ramban dans la section Yitro, au sujet du second des Dix Commandements). En effet, Israël se trouvait alors au beau milieu du désert, dans un lieu hostile de désolation, et les forces qui agissent en ces lieux peuvent s’avérer fort pernicieuses. Or, selon les visions prophétiques de Yé’hezkel, il apparaît que le taureau représente la force spirituelle la plus à même de contrer ces pouvoirs négatifs régnant dans le désert. C’est la raison pour laquelle Aharon a donné à ce « guide » la forme d’un veau, afin de susciter un flux provenant de ces forces. En outre, il l’a fait précisément en or, car compte tenu de sa couleur, cette matière évoque le feu, symbole de l’attribut de Justice divine qui offrirait protection aux enfants d’Israël dans ce lieu inhospitalier.
Dans sa démarche, Aharon a donc simplement cherché à stimuler certaines forces, tout en demeurant exclusivement voué à D.ieu. À cet égard, après avoir fabriqué le veau, il déclarera sans ambages : « À demain, une fête pour l’Éternel ! » (v. 5) – à ses yeux et aux yeux d’une grande majorité du peuple, il n’y avait aucune contradiction à fabriquer un veau d’or, tout en restant absolument fidèle à D.ieu, l’unique Maître du monde.
Nous pouvons désormais envisager l’un des versets problématiques précités d’une tout autre manière : « Voici tes elohim, ô Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Egypte ! » (Chémot 32, 4). En voyant apparaître le veau d’or, la grande majorité des Hébreux ne l’ont nullement pris pour une divinité toute puissante, et ils savaient pertinemment que c’était le D.ieu de leurs ancêtres qui les avait libérés d’Egypte. Néanmoins, ils comprenaient également que le Maître du monde utilise des « attributs », des « forces » et différentes sortes de ressources spirituelles pour exercer Son action dans le monde. Ils ont donc simplement affirmé là que c’était cette « puissance » qui les avait « fait monter » – et non pas « délivrés » – du pays d’Égypte, dans l’espoir qu’elle continue de les guider en tant qu’intermédiaire entre le Maître du monde et eux-mêmes, exactement comme Moché l’avait fait jusque-là.
Comme un fil suspendu
S’il en est ainsi, pourquoi ce veau d’or représente-t-il l’archétype du mal commis par Israël, le symbole de la rébellion d’un peuple contre son D.ieu ? Somme toute, il ne s’agissait que d’un « outil », certes peu ordinaire, mais néanmoins un instrument chargé de servir de guide dans le désert, une sorte de bouclier contre les forces sournoises régnant dans ces lieux désolés.
Selon le Ramban, la réponse apparaît dans la réaction d’Aharon : « Voyant cela, Aharon érigea devant lui un autel et proclama : “Demain, une solennité pour l’Éternel !” » (v. 5). Qu’a-t-il donc « vu » de particulier ? Il a remarqué qu’un certain nombre d’individus avaient commis l’irréparable méprise : celle d’assimiler l’outil à l’Artisan, d’attribuer la force non pas à l’Être Tout-Puissant mais à la main qui agit concrètement. Réalisant que sa création risquait d’être détournée de sa véritable nature, Aharon a fabriqué un autel et a appelé les Hébreux à y offrir des sacrifices « pour l’Éternel » – uniquement en Son Nom et en l’honneur d’aucune autre force !
Mais le lendemain, le peuple se leva de bonne heure pour célébrer ces solennités, et c’est là que le pire se produisit : n’ayant pas tenu compte des recommandations d’Aharon, une certaine frange du peuple voua ses pensées au veau et consacra les offrandes non pas à D.ieu, mais à ce bout de métal, en en faisant une véritable idole.
S’il est donc une leçon à retenir de cet épisode, c’est que la frontière entre le permis et les pires crimes réalisables ne tient parfois qu’à un fil…
Yonathan Bendennoune