1. « Maman m’a donné un beignet, un beignet tout chaud et tout sucré. Savez-vous pourquoi, en l’honneur de quoi ? En l’honneur de ‘Hanouka ! » Cette comptine qui a bercé notre enfance à l’époque de ‘Hanouka est en fait une traduction d’une comptine tout aussi populaire en hébreu : « Ima natena li léviva, léviva ‘hama oumétouka. Yod’im atem likhvod ma ? Likhvod ‘hag ha’hanouka ! » Ce que peu de gens savent c’est qu’elle est en fait adaptée d’un poème dû à la plume de ‘Haïm Nahman Bialik, paru pour la première fois à Odessa en 1916, et qui met en scène un enfant s’adressant à un public imaginaire et lui posant des questions sur les différentes coutumes de la fête de ‘Hanouka. Petite remarque : dans la version française, on a préféré se concentrer uniquement sur la strophe la plus gourmande, celle qui parle de délicieux beignets tout droit sortis de la poêle à frire et généreusement saupoudrés de sucre. Et on a laissé tomber les autres strophes qui suivent le même modèle de question-réponse. · « Papa m’a allumé des bougies et le chamach est pour lui une torche. Savez-vous pourquoi, en l’honneur de quoi ? En l’honneur de ‘Hanouka !» · « Mon instituteur m’a donné une toupie coulée en plomb durci. Savez-vous pourquoi, en l’honneur de quoi ? En l’honneur de ‘Hanouka !» · « Mon tonton m’a donné en cadeau un centime tout usé. Savez-vous pourquoi, en l’honneur de quoi ? En l’honneur de ‘Hanouka ! ». Apparemment, les adaptateurs de cette comptine ont pensé que cette histoire de toupie en plomb durci, et de centimes tout usé ne susciteraient pas autant d’enthousiasme que… ce beignet tout chaud et tout sucré. Franchement, ça se comprend !
2. Si la fête de Pessa’h est associée à la Matsa, la fête de Chavouot au gâteau au fromage, la fête de ‘Hanouka fait la part belle aux beignets, et autres mets frits dans l’huile. Bien entendu, déguster des beignets à ‘Hanouka n’est pas une Mitsva de la Torah, comme l’est celle de consommer de la Matsa à Pessa’h, mais bien sûr une coutume. Elle vient nous rappeler le miracle de cette petite fiole d’huile pure qui fut retrouvée par les Maccabim dans les décombres du Beth Hamikdach, et qui brûla pendant huit jours au lieu d’un seul. Ceux et celles qui n’ont pas la mémoire trop courte se rappellent peut-être aussi de notre flash-info sur les olives et l’huile, et la comparaison entre ce liquide qui refuse de se mélanger à l’eau, et les Maccabim qui s’opposèrent obstinément à l’assimilation à la culture grecque. Eh oui, comme tu peux le constater, chez nous les Juifs, même un acte aussi banal que manger est motivé par des raisons profondes !
3. L’idée de faire frire de la pâte dans de l’huile n’est pas née de la dernière pluie. Dans la Grèce et la Rome antique, les pâtissiers avaient l’habitude de frire des bandes de pâte dans de l’huile d’olive, puis ensuite de les enduire ou de les saupoudrer d’autres ingrédients pour leur ajouter de la saveur. L’enrobage le plus populaire était bien évidemment le miel. Il a d’ailleurs donné naissance à une spécialité grecque très populaire jusqu’à ce jour : les loukoumades. Ce sont des petites boules de pâtes frites dans une sauce de miel, puis garnies de sésame et de cannelle. Et puis y avait un autre type d’enrobage de beignets très apprécié à l’époque dans l’ensemble des empires grec, romain et byzantin. J’hésite un peu à t’en parler de peur de te couper l’appétit, mais au nom de l’enrichissement de ta culture culinaire, je vais me résoudre à te le révéler. Il s’agit du garum, une espèce de sauce confectionnée à partir d’intestins de maquereaux macérés dans du sel puis séchés au soleil… Fort appétissant, n’est-ce pas ?! Pour l’historienne américaine des pratiques culinaires et alimentaires Sally Grainger, le garum était à l’époque ancienne ce que le ketchup est à l’époque moderne ! Comme qui dirait, les goûts et les couleurs ne se discutent pas…
4. Au Moyen-Orient de l’époque médiévale, on va revisiter ces morceaux de pâte frites dans l’huile en leur ajoutant de la levure. On obtiendra alors des pâtisseries qui ressemblent davantage à nos beignets. Ces délicatesses se propagent ensuite en Europe, notamment grâce à des commerçants juifs. Au fil du temps, on ajoute à cette pâte levée des œufs, ce qui va la rendre plus dense et lui permettre d’absorber moins d’huile. Les pâtissiers allemands appellent leurs beignets des berliners. Les Autrichiens les désignent sous le nom de krapfen. Quant aux Polonais, ils parlent de paczki. Les communautés juives européennes adaptent ensuite ces délicatesses aux exigences de la casherout. Au lieu de les frire dans du lard qui n’est pas casher, ils utilisent de la graisse de poulet ou d’oie. C’est ainsi que naît le ponchik, un beignet très apprécié des Juifs polonais.
5. Les donuts, ces beignets en forme d’anneau dont les Américains sont très friands, ont été introduits dans le Nouveau Monde par des colons des Pays-Bas. Pendant la Première Guerre Mondiale, la Croix Rouge et l’Armée du Salut en offraient aux militaires américains pour leur remonter le moral. Une fois la guerre terminée, ces soldats rentrèrent chez eux avec un appétit grandissant pour ces délicatesses découvertes durant leur service militaire. Mais les cafés et boulangeries-pâtisseries locales n’arrivaient pas toujours à répondre à cette demande. C’est alors qu’en 1920, Adolph Levitt, un immigrant juif qui avait fui les pogroms russes, inventa une machine automatique de confection de beignets à la chaîne. Elle allait permettre aux pâtissiers américains de produire plusieurs centaines de donuts par jour sans dépenser trop d’huile… de coude !
6. Dans les années 1950, un autre juif américain appelé William Rosenberg ouvrit son laboratoire de traiteur. Il ne tarda pas à remarquer que la plus grande partie de ses bénéfices provenait de la vente de cafés et de donuts. En bon commerçant, il décida de fermer son commerce de traiteur et d’ouvrir une boutique qui proposerait exclusivement des cafés et des donuts. Pour créer le buzz, il mit au point une carte de menus qui ne proposait pas moins de… 52 variétés de donuts. Une manière de s’assurer que ses clients reviendraient chaque semaine de l’année pour tester une autre spécialité de la maison. L’idée rencontra un franc sucré, euh pardon un franc succès parmi les donutophiles américains. Ce fut le début de la chaîne internationale de beignets Dunkin’ Donuts qui compte 5000 franchises répartis à travers 40 pays.
7. En Israël, la traditionnelle Léviva, ce beignet à base de pommes de terre râpées, a été largement supplanté par la Soufgania, un beignet à base de pâte levée et généralement fourrée. Et si autrefois les Soufganiyot se divisaient en deux catégories, ceux à la confiture de fraise (ribat tout), et ceux à la confiture de lait (ribat ‘halav), les boulangeries israéliennes se surpassent désormais dans la diversité des fourrages proposés : vous trouverez par exemple des beignets fourrés à la crème pâtissière, des beignet recouverts d’un glaçage de chocolat au lait, des beignets agrémentés de boules de guimauves, et, le nec plus ultra, des beignets accompagnés d’une pipette de rhum à injecter au moment de la consommation. Inutile de préciser que les prix augmentent avec la sophistication : alors que les beignets « simples » sont vendus entre un shekel pièce dans les grandes surfaces et cinq shekels dans les chaînes de boulangeries, les beignets « gourmands », eux, peuvent aller jusqu’à douze shekels pièce !
8. Chaque année, les Israéliens consomment environ 24 millions de Soufganiyot. À elle seule, Tsahal en achète 500 000 qu’elle distribue dans ses milliers de base réparties à travers le pays. Eh oui, il faut savoir motiver ces troupes. Mais cet engouement ne plaît pas tellement au ministère de la Santé qui met en garde le public contre les méfaits de cette « bombe calorique ». On se rappelle qu’en décembre 2016, le Rav Yaakov Litzman, alors ministre de la Santé et très engagé dans le combat contre la malbouffe, avait marqué les esprits par son slogan : « Les Soufganiyot, dehors ! » Et d’ajouter : « Bien sûr que ces beignets font partie de nos traditions, mais nous pouvons trouver de meilleurs substituts. » « À table, mes petits trésors ! Je vous ai concocté une délicieuse salade de laitue et tofu grillé relevé d’une succulente vinaigrette à l’huile d’olive. Savez-vous pourquoi, en l’honneur de quoi ? En l’honneur de ‘Hanouka ! »