On connaît les trois conséquences des « Lumières » (la Haskala) au 18esiècle sur les Juifs qui sortaient des portes du ghetto en Europe : réforme, assimilation et nationalisme laïc. Ces trois options ont, certes, contribuéà un affaiblissement de l’intensité de la vie juive selon la Torah, mais elles s’inscrivaient assurément dans une laïcisation de la société contemporaine. L’assimilation a, certes, été l’élément le plus pernicieux de cette dégradation, ce qui n’a pas empêché l’hostilité des nations au peuple juif : l’affaire Dreyfus – condamnation d’un innocent, parce que juif, aura été, à la fin d’un 19esiècle totalement assimilationniste, la preuve de l’inutilité de l’assimilation. Des hommes politiques, comme Léon Blum ou Pierre Mendès-France ont été parmi les plus illustres de cet ostracisme inavoué. De nos jours, c’est l’hostilitéàIsraël qui masque cet antisémitisme permanent. Des philosophes comme Alain Finkielkraut ou Bernard-Henri Levy sont, malgré leur succèsmédiatique, souvent stigmatisés comme juifs. Il suffit de se rappeler les remous provoqués au sein de l’establishment par l’élection de Finkielkraut à l’AcadémieFrançaise, obtenue d’ailleurs avec une majoritétrèsréduite.
Certes, André Maurois a su cacher Émile Herzog – son véritable nom, ou, Henri Bergson a finalement refusé, en 1941, la conversion au christianisme qu’il avait envisagée au préalable. Mais en toute hypothèse, l’assimilation ne saurait effacer l’identité.
Le cas d’Éric Zemmour est significatif, mais s’il mérite une réflexionspéciale, c’est d’abord, à cause de l’impact médiatique de ce personnage. Peu de journalistes, ou même d’écrivains, peuvent se flatter d’avoir écrit un best-seller, vendu à 400 000 exemplaires ! Son Livre « Le Suicide français », paru il ya une vingtaine d’années,exprime toutes sortes d’opinions paradoxales, qui ont fait son succès, malgré leur singularité.Il se situe dans une frange ultra-droitière, en reprochant à la société sa destruction de toutes les valeurs, qui l’ont conduite à un véritable suicide. Entre autres opinions paradoxales, il tente d’excuser le pétainisme, en prétendant qu’il a sauvé des Juifs français poursuivis par la Gestapo. Ailleurs, les jeunes qui s’engagent pour devenir des combattants djihadistes ne sont pas différents, à son avis,des jeunes Juifs qui quittent la France pour s’enrôlerdans Tsahal, l’arméeisraélienne. Ilpourfend aussi l’influence,néfasteà ses yeux, des options religieuses – Il vient d’être condamné pour ses propos islamophobes jugés,comme provocant à la haine religieuse. Dans un autre opuscule, il dénonce l’influence, exagéréeà ses yeux,du rôle des femmes dans la société.
En quoi le judaïsme se sent-il concerné par un tel personnage, connu, certes, comme juif « séfarade », mais qui occulte ses origines, sans les nier ? Ses positions « réactionnaires », tout d’abord, indisposent le lecteur, plus habituéà recevoir des opinions plus conformistes. Mais il y a un autre aspect déplaisant : une nécessité de se mouler dans un patriotisme, qui semble vouloir effacer son identité personnelle. Certes, il est entouré de journalistes d’origine juive. Sa femmenéeChicheportiche est également d’origine nord-africaine. Cependant, tout, dans la carrière de ce journaliste, tend à donner l’impression qu’il veut s’affranchir de son passé, et donc des idéesreçues.
A toute époque, les Juifs qui s’assimilaient ou acceptaient la religion dominante ense convertissant éprouvaient le besoin d’affirmer leur intégration dans le nouveau cadre choisi. Le cas d’Éric Zemmour est un peu paradoxal, mais manifeste un réel danger : l’esprit du judaïsme – dont parle B.-H. Levy, certes ne l’habite plus, mais il y une sorte de refus d’un certain conformisme social qui le distingue des autres journalistes, et lui donne sa notoriété.
Dans un article récemment consacréà l’analyse de ce personnage, la journaliste écrit: « La provocation est un ressort indéniable dans la rhétoriqued’Éric Zemmour. Transgresser, mais jusqu’où ? » (Aurélie Jacques, dans l’Express no 3489 – Mai 2018)
Telle est l’interrogation que nous découvrons dans ce personnage atypique. Peut-on transgresser, et rester pourtant soi-même ? Il pourrait représenter le Silbermann de Jacques de Lacretelle, mais un Silbermann qui aurait réussi son intégration sociale. Ne ressentons-pas,ici, le besoin de s’affranchir, fondé sur la conviction paradoxale qu’existe, au-delà de tous les succèséphémères, une réalité qui nous transcende, et qui, elle, est éternelle ? Question existentielle à laquelle la survie, la permanence de l’être juif donne une réponse positive, la réponse de l’Absolu.
Lionel COHN