Yonathan Bendennoune
Ce Chabbat, où nous lisons dans la Torah la section Réé, est également le premier jour de Roch ‘Hodech Eloul, avec lequel commence la période de repentir qui se prolongera jusqu’à Roch Hachana et Yom Kippour.
Dans la paracha de la semaine dernière, Ekev, la Torah rapporte ces célèbres paroles de Moché : « Maintenant, Israël, ce que l’Éternel ton D.ieu te demande, c’est uniquement de craindre l’Éternel, ton D.ieu… » (Dévarim 10, 12). Nos Sages déduisent de ce verset : « Tout est décidé par le Ciel, sauf la crainte du Ciel » (Bérakhot 33b). En effet, puisque la Torah souligne que la seule chose que D.ieu exige de nous, c’est uniquement de Le craindre, il en résulte que notre mission ici-bas réside dans ce seul précepte. Il convient pourtant de remarquer que ce verset ne se conclut pas sur ces mots. Si nous en poursuivons la lecture, nous découvrons que notre devoir est effectivement « uniquement de Le craindre… », mais aussi « … de suivre toutes Ses voies, de L’aimer, de servir l’Éternel ton D.ieu de tout ton cœur et de toute ton âme, en observant les préceptes et les décrets de D.ieu » ! Dès lors, comment nos Sages peuvent-ils affirmer que la seule chose qui ne dépend pas d’une décision divine – et qui est donc entre les mains de l’homme – soit la crainte du Ciel ? La longue liste qui suit n’indique-t-elle pas que le devoir des hommes va bien au-delà de cette crainte ?
Destin et destinée de l’homme
Pour comprendre ce thème, il convient tout d’abord de définir quel est ce « tout » dont le Talmud parle en disant que « Tout est décidé par le Ciel… » Les Tossefot (Méguila 25/a) affirment que dans cette expression, il faut comprendre l’ensemble des circonstances de la vie faisant la condition de l’homme : sera-t-il intelligent ou sot ? Pauvre ou riche ? Vigoureux ou chétif ? En clair, ce sont non seulement ses aptitudes personnelles – physiques, intellectuelles, mentales, etc. – mais aussi le cadre, les conditions et les circonstances de sa vie qui sont déterminées par le Ciel. Si tous ces éléments échappent au pouvoir de l’individu, quelle liberté lui restet-il ? De quelle marge de manœuvre dispose-t-il, en sachant que toutes les conditions de sa vie lui sont imposées par décret divin ? La réponse apparaît dans la suite de cette sentence : « Tout est décidé par le Ciel, sauf la crainte du Ciel » – sa liberté commence au-delà de ses conditions de vie, dans ce qui relève du domaine de la crainte du Ciel. Même si le destin de l’homme peut lui échapper en grande part, sa destinée demeure néanmoins entre ses mains.
Le libre arbitre
Comme on peut le voir, les limites entre déterminisme et liberté humaine sont particulièrement floues : quoique l’individu n’ait aucune emprise sur les ressources de son existence, il conserve néanmoins une marge de manœuvre lui permettant de décider de ses actes. À l’image d’une personne enfermée dans un labyrinthe, nous sommes enfermés dans le dédale de nos conditions de vie, tout en disposant des moyens, au sein de cette situation, de décider de nos actions et d’orienter notre destinée selon notre seule volonté. C’est là la célèbre notion de libre arbitre, selon laquelle nous demeurons en définitive maîtres de nos actions, lesquelles ne sont nullement dictées par un quelconque décret céleste. Selon le Rambam (Hilkhot Techouva 5 §3), cette notion constitue un credo fondamental de la foi juive, qui repose notamment sur le premier verset de notre paracha : « Il s’agit là d’un principe essentiel, de l’un des piliers de la Torah et des commandements […] comme il est écrit : “Vois, je place devant vous aujourd’hui la bénédiction et la malédiction…” (Dévarim 11, 26). Autrement dit, le pouvoir [d’agir] est entre vos mains, et toute action qu’un individu voudra réaliser, en bien ou en mal, il pourra l’accomplir. »
Devenir ce que nous sommes
Cette marge de manœuvre pourrait être assimilée à la fameuse distinction entre état et action : même si l’état de nos conditions de vie nous est imposé, le pouvoir d’action dont nous disposons demeure intact, pour autant que nous acceptions de croire dans ce pouvoir et que nous refusions de céder à un quelconque déterminisme. Cette mise en perspective renferme une importante leçon de vie : on a bien souvent le sentiment de « ne pas avoir le choix », d’évoluer selon ce que l’existence nous impose, sans être vraiment libres de ce que nous devenons. Le principe posé ici par la Torah nous invite donc à prendre conscience de l’inanité de ces pensées : nous sommes ce que le Ciel nous a imposé, mais nous devenons ce que nous décidons d’être. Pour être à la hauteur de ce défi, la première démarche consiste donc à prendre conscience de notre pouvoir d’action, à assimiler l’intime conviction que les murs de notre condition de vie, même s’ils sont infranchissables, ne nous privent pas de tout pouvoir d’action. Cette intime conviction, c’est ce que la Torah désigne comme « la crainte du Ciel ». En effet, à partir du moment où l’individu accepte le joug des commandements divins – sachant qu’il lui faudra coûte que coûte répondre à Ses ordres – il ne pourra plus se cloîtrer dans les murs d’un supposé déterminisme, au prétexte qu’il « n’a pas le choix ». Au contraire, en acceptant la crainte du Ciel comme un impératif catégorique auquel il ne peut échapper, l’homme s’ouvre à l’authentique liberté, qui fait de lui l’acteur et l’auteur de sa propre destinée. C’est la raison pour laquelle nos Sages peuvent déduire de notre passage de la Torah que seule la crainte du Ciel dépend de l’homme, alors que ce même verset continue en énonçant les préceptes de « suivre toutes Ses voies, de L’aimer, de Le servir, etc. ». Car dès lors qu’un homme a assimilé le principe de la crainte du Ciel – qui n’est autre que celui du libre arbitre – il sera naturellement en mesure de respecter tous les commandements divins. C’est certainement là un message fondamental avec lequel il convient d’aborder la période d’Eloul, suivie de celle des Dix jours de Pénitence, en ayant l’intime conviction qu’aucune porte ni aucun mur ne nous ferment la voie du repentir…