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7 Tishri 5785‎ | 9 octobre 2024

La paracha au féminin Black Friday à Chékhem

Shopping en fête
Aux USA, on ne badine pas avec le Black Friday. Dès le lendemain du banquet familial du jeudi de la Thanksgiving – et à peine digérée l’incontournable dinde farcie aux marrons accompagnée de sa tarte au potiron– nos amis américains (et américaines…) prennent d’assaut les grandes enseignes pour 24 heures de « méga-soldes ». Et si vous avez le malheur de vous retrouver coincée dans un embouteillage ou, pire, dans l’une de ces marées humaines qui s’écharpent pour des écrans plasmas à rabais, vous comprendrez aisément d’où lui vient l’attribut « noir ».

Le rouge et le noir                                                                                                                                                          Pour la petite histoire, sachez que de l’autre côté de la caisse-enregistreuse, cette obscure appellation possède une connotation bien plus réjouissante. La légende raconte en effet qu’à l’époque où la comptabilité était tenue à la main, les comptes étaient écrits à l’encre rouge, car déficitaires jusqu’à ce fameux vendredi. Il fallait attendre la fièvre d’achat du lendemain de Thanksgiving pour commencer à réaliser des bénéfices, lesquels seraient (enfin) écrits à l’encre noire. D’où le terme de Black Friday.

Le vendredi noir décliné en bleu-blanc-rouge

Si la France a longtemps boudé cette pratique, sans doute parce qu’elle ne possède pas de jour férié ce dernier vendredi de novembre, elle s’est finalement laissée séduire, notamment dans le commerce en ligne. En témoignent le nombre d’opérations promotionnelles  qui fleurissent en perspective de ce week-end. En revanche, depuis la vague d’attentats terroristes de Paris survenus le vendredi 13 novembre 2015, on préfère éviter le nom sinistrement évocateur de Black Friday par respect pour les victimes et les familles touchées. Et on préfère lui attribuer des titres plus neutres, comme les « Jours XXL », les « Youpi Days » ou encore la « Very Black Week ». Vous l’aurez compris ; peu importe le nom, pourvu que ça se vende…

Bienvenue aux Galeries Sichem ?!
Parce que le hasard n’existe pas chez nous, les Juifs, il s’avère qu’à l’heure même où les accros du shopping du monde entier s’en donneront à coeur joie, la section de la semaine a tout l’air d’évoquer la création du tout premier centre commercial de l’histoire ! Et si vous avez du mal à nous croire,
suivez-nous pour une virée mémorable dans les « Galeries Sichem ». Petit conseil de la rédaction : n’oubliez pas de vous munir d’un convertisseur Euros-Késsita, vous risquez fort d’en avoir besoin…

Trois inventions mémorables
Après une absence de presque vingtdeux ans, Yaakov arrive enfin en terre de Canaan. Il élit domicile dans la ville de Chékhem et achète un terrain pour la somme de cent Késsita, la monnaie de l’époque. Il est à noter que cette démarche ne répond pas seulement à un impératif d’ordre pratique, celui de loger sa nombreuse famille. Elle est également doublée d’une portée symbolique ; la volonté de montrer aux Cananéens qu’il n’est désormais plus un homme itinérant, mais bien un résident dans le pays que le Maître du monde a promis à sa postérité. Dans les versets décrivant son installation, il est précisé qu’avant d’acquérir ledit terrain, Yaakov commença par camper « en face de la ville ». Or pour
les rédacteurs du Talmud, cette précision est loin d’être anodine qu’elle ne le paraît. Elle vient nous enseigner qu’avant de « pendre la crémaillère », notre patriarche apporta trois innovations majeures dans la ville de Chékhem. D’après Rav, « il leur instaura un système monétaire » D’après Chmouël, « il leur instaura des marchés ». Enfin, d’après Rabbi Yo’hanan, « il leur instaura des bains publics » (Chabbat p.33/b). Sous, Shopping & Spas… Si elle ne craignait pas de se faire tirer les oreilles par certaines lectrices qui se reconnaîtront, l’auteure de ces lignes n’aurait sans doute pas résisté à l’envie de traduire ce passage talmudique – ou plus exactement le grand point d’interrogation qu’il suscite – en version temps modernes : Des Sous, du Shopping & des Spas : les Sichémites ont-ils attendu l’arrivée de Yaakov Avinou pour goûter à la belle vie ?!  Mais parce que nous craignons que nos facéties ne fassent froncer certains sourcils, nous nous résoudrons à reformuler cette question de façon plus sage : Pourquoi notre illustre patriarche s’empressa- t-il de moderniser la ville de Chékhem sur le plan financier (création d’un système monétaire), économique (création de marchés), et sanitaire (création de bains publics) ? N’aurait-il pas été plus urgent et plus utile de sa part, de s’attaquer à rehausser le niveau moral et spirituel de cette ville ? Lequel, quand on se souvient du triste épisode de la capture de Dina, est loin d’être exemplaire…

Un repos bien mérité
Pour l’auteur du Séfer Mil’hamot Yéhouda, cité par le Rav Yissakhar Frand, la clé de ces mystères est à chercher dans le nom particulier que Yaakov attribua au dernier lieu qu’il nomma avant de s’installer à Chékhem : celui de Souccot. Comme l’écrit explicitement la Torah, notre patriarche choisit de nommer cet endroit en souvenir des abris bâtis pour les animaux et non pas des habitations construites pour les personnes : « Et Yaakov se dirigea vers Souccot et il se construisit une maison ; et pour son bétail, il fit des cabanes ; c’est pourquoi  il nomma ce lieu Souccot. » (Béréchit 33, 17) Ce fait surprenant va conduire le Mil’hamot Yéhouda à l’édifiante réflexion qui suit. A l’heure où se déroule cet épisode, Yaakov vient enfin de boucler un chapitre douloureux de son existence ; la fuite de sa maison natale pour échapper aux visées meurtrières d’Essav, la dangereuse cohabitation avec son oncle Lavan,  et la confrontation mortelle avec son frère. À présent, il peut enfin « rentrer au bercail » et espérer couler des jours tranquilles dans la Terre promise à ses ancêtres. Il peut enfin « planter sa tente », au sens littéral et figuré.

La vie en mode Souccot
Toutefois, notre patriarche sait que cette quiétude nouvelle acquise n’est pas sans danger. Ayant côtoyé de près son beau-père Lavan, il ne connaît que trop bien les dangers d’une vie consumée par la course à la richesse et l’accoutumance aux plaisirs de son monde. Et il a peur, très peur, que son installation à Canaan ne le conduise à confondre l’accessoire avec l’essentiel. À perdre de vue sa véritable raison d’être. À oublier que quand bien même il est fermement établi sur cette terre, il n’en reste pas moins un « étranger », un voyageur en transit vers le monde futur. En choisissant de nommer ce lieu d’après les abris frêles et temporaires destinés à son bétail, Yaakov cherche à mettre en exergue le caractère éphémère de la vie humaine sur terre. Et par voie de conséquence le danger de la gaspiller dans la quête insatiable de l’Avoir. Bref, notre patriarche ne s’est pas contenté de traverser la ville de Souccot.
Il a pris la ferme résolution de mener le restant de sa vie en « mode Souccot ».

Sichem vs. Souccot                                                                                                                                                         Et c’est cette même philosophie de vie que Yaakov s’évertuera à insuffler à ses nouveaux voisins sichémites à travers ses trois innovations. D’après l’auteur du Mil’hamot Yéhouda, le verbe tiken employé tour à tour par les trois Tannaïm pour décrire la contribution du patriarche n’est pas à traduire par « instaurer » mais par « corriger ». Et la différence est de taille… Contrairement à ce que laisse entendre  une lecture superficielle dudit passage, Yaakov n’a guère instauré l’usage de la monnaie Kessita. Il n’a guère intronisé les « Galeries Sichem ». Et il a encore moins institué les spas et centres de
bien-être éponymes. De toute évidence, les Sichémites, peuple réputé pour son hédonisme, n’avaient sans doute pas attendu l’installation du grand-rabbin de Canaan pour pratiquer la course à l’argent, découvrir les joies du shopping ou encore goûter au plaisir d’un bain chaud.

Privilégier l’Être sur l’Avoir
En réalité, avant même de s’installer à Chékhem, Yaakov s’est attelé à corriger l’état d’esprit de ses habitants, en leur rappelant l’importance de  privilégier l’Être sur l’Avoir. Sa toute première démarche a donc été de « rectifier la monnaie », c’est-à- dire de transformer le rapport des gens à l’argent, en leur démontrant qu’il n’est pas une fin en soi, mais un simple moyen pour accomplir la volonté divine sur terre. Ensuite, il s’est évertué à « corriger les marchés », en rappelant aux chalands que l’accumulation de biens n’est pas gageure de bonheur et qu’au contraire, elle ne fait qu’exacerber l’illusion de permanence qu’offre ce monde. Enfin, il s’est attaché à « réparer les bains publics », en enseignant aux Sichémites que les bons petits soins apportés à notre corps ne doivent pas nous faire oublier ceux, tout aussi impérieux si ce n’est plus, à offrir régulièrement à notre âme… Et avant de conclure ces lignes, un petit « scoop » s’impose : selon un Midrach Rabba cité explicitement par Rachi, l’arrivée de Yaakov Avinou à Chékhem se déroula précisément… un vendredi après-midi, à quelques instants de l’entrée du Chabbat. Peut-être faut-il y voir une ultime preuve que les adeptes du Black Friday feraient bien de s’inspirer des précieux conseils donnés jadis par notre patriarche aux accros du shopping sichémites…

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