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12 Heshvan 5785‎ | 13 novembre 2024

Supplément Torani : De Essav à Antonin

Rav Yé’hiel Brand

Marc Aurèle, de la famille des Antonin, était l’empereur de Rome de l’an 161 à l’an 180, et aussi un philosophe stoïcien. Dans son livre « Pensées pour moi-même », il défend de nombreuses idées similaires à celles prônées par le judaïsme, entre autres le devoir incombant à chacun, et à plus forte raison au monarque, de dominer son yétser hara. Voici ce qu’écrivent deux auteurs de l’antiquité : « De tous les princes qui ont pris la qualité de philosophe, lui seul l’a méritée » (Hérodien, Histoire romaine, livre I) ; « Il se donnait à l’étude presque tout son temps » (Dion Cassius, Histoire romaine, livre 71). Durant sa campagne de guerre, il passa quelques années en Égypte et en Syrie. Un tunnel reliait son palais de Tibériade à la maison d’étude de « Rabbi », rabbi Yéhouda Hanassi, le compilateur de la Michna. L’empereur lui rendait visite et devint son confident et ami ; mais craignant les hommes de Rome, il garda ses visites secrètes (Avoda Zara 11/b ; Tossafot). Le Talmud relate nombre de discussions qu’ils eurent. Analysons-en deux :

Discussions existentielles

« Antonin : “A partir de quel moment la néchama – l’âme – est-elle introduite dans l’homme ? A la conception ou à la formation du corps [40 jours plus tard] ?” Rabbi : “A la formation du corps.” Antonin : “Un morceau de viande qui n’est pas salée, peut-il tenir trois jours sans pourrir ?! L’âme est donc forcément présente dès le premier instant !” Rabbi acquiesça… ». « Antonin : “A partir de quel moment le yétsér hara – le mauvais penchant – hante-t-il l’homme ? Dès la formation du corps ou lors de la naissance ?” Rabbi : “Dès la formation du corps.” Antonin :
“S’il en était ainsi, il frapperait sa mère et sortirait !” ; Rabbi acquiesça, et le prouva par le verset : “A la porte [de l‘accouchement], le péché se place” (Bérechit 4, 7) » (Sanhédrin 91/b). La preuve d’Antonin est étonnante. Le mauvais penchant attire l’homme vers les vices, mais il ne va pas jusqu’à chercher sa mort ! Grâce à son instinct de survie, l’homme ne se suicide pas. Alors le fœtus aussi, peut-être ne frappera-t-il pas sa mère par peur de mourir ? En fait, chaque penseur s’intéresse aux sujets qui le concernent, et ces questions tourmentaient Antonin personnellement. Il était attiré par le judaïsme. Les juifs, avant de découvrir leur religion, l’apprennent d’un ange qui l’enseigne au fœtus (Nida 30/b). De plus, ils se distinguent des autres nations par trois qualités : la pudeur, la miséricorde et la générosité (Yévamot 79/a), sans doute aussi pré-apprises à l’état de fœtus. Bien qu’avec de grands efforts, les non-juifs puissent rejoindre les juifs, Antonin s’inquiéta pour sa propre personne. Pourquoi ?

De lointaines origines

Étudions le passage qui relate la grossesse des jumeaux de Rivka : « Les enfants se bousculaient dans son sein… D.ieu lui dit : “Deux nations, sont dans ton ventre… et deux peuples de tes entrailles se sépareront” » (Beréchit 25, 2122). Lorsqu’elle passait devant la maison d’étude de Torah de Chem, Yaacov, gesticulait fortement, montrant qu’il voulait sortir. Lorsque Rivka passait devant un centre d’idolâtrie, c’est Essav qui gesticulait pour sortir. De plus, déjà durant la grossesse Essav essaya de tuer Yaacov. L’enseignement de l’ange semblait vivement impressionner Yaacov, mais laissait Essav indifférent. Ceci effraya Antonin : Essav était l’ancêtre d’Edom ainsi que des Empereurs romains qui, de plus, lui sont affiliés culturellement. Yaacov en revanche est l’aïeul du peuple juif. Essav et Yaacov transmirent leurs caractéristiques propres à leurs descendances. Pour Antonin, il lui sera difficile, voire impossible, de s’approcher du judaïsme, mais le verset semble l’encourager à persévérer ! Bien que le mot employé par le verset soit goyim (nations), il est écrit avec deux youd : guéyim, « aristocrates ». Il annonce que Rivka portait dans son sein deux dignitaires d’une même génération, l’un juif et l’autre romain, qui se comporteront avec dignité et fraternité. Pour la première fois de l’Histoire, le chef des juifs, Rabbi, et lui, Antonin, sont des amis (Bérakhot 57/b) ! Une idée salvatrice l’illumine : la querelle avec Yaacov n’avait commencé qu’une fois les corps formés, Essav pouvait avoir appris de l’ange des bonnes mœurs dès sa conception, avant la formation de son corps. Il le prouve alors à Rabbi qui accepte la preuve, et voici Antonin plein d’espoir. Il demande encore : « A partir de quel moment le mauvais penchant hante-t-il l’homme ? Dès la formation du corps ou lors de la naissance ? » Cette question le hante lui-même : ce n’est pas tellement le mauvais penchant qu’il craint ; il espère le battre grâce à la Torah entendue par Essav depuis sa conception. Mais la brutalité avec laquelle Essav frappe son frère et sa mère, bien qu’il risque de mourir avec eux, l’effraye. Il craint que l’idolâtrie vers laquelle Essav se tourne ne soit pas un culte ordinaire : au Baal Péor, on offre ses propres excréments, et au Markoulis, des pierres avec lesquelles on le lapide… En fait, l’idée de ces deux cultes s’approche de celle du nihilisme, prônant la destruction de la civilisation et de la morale commune. Elle considère l’existence de l’homme vide de sens, et remet en question les causalités et les intentionnalités d’un Créateur. Cette philosophie pousse l’homme à tuer l’humanité entière et à se suicider avec : elle est le pire des cultes. La Torah étant sa plus puissante opposition, Moché est justement enterré en face de Baal Péor (Dévarim 34, 6), afin d’empêcher cette idéologie de s’attaquer aux juifs (voir Rachi). Antonin se pose alors la question à savoir si ce genre de mauvais penchant pourrait déjà hanter un fœtus. Il raisonne alors ainsi : bien que Yaacov soit fort et maîtrise son jumeau, pourquoi ne trouve-t-on pas de nombreux fœtus qui brutalisent leur mère, causant la mort de la mère et la leur ? Antonin déduit alors que les fœtus ne sont pas atteints par le nihilisme. En fait, « il n’y pas de jours plus heureux dans la vie que ceux vécus dans le ventre de la mère » (Nida 30/b). Cet instinct n’est introduit dans l’homme qu’à la naissance, comme Rabbi le confirme aussitôt. « C’est le yétser hara qui pousse le bébé au berceau à mettre sa main sur un serpent ou un scorpion jusqu’à ce qu’il le morde, ou à mettre sa main sur des braises qui le brûlent. En revanche, un chevreau qui voit un puits, s’écarte [du danger], car les animaux n’ont pas de yétser hara » (Avot deRabbi Nathan 16, 3). La lutte dans le ventre de Rivka n’était alors motivée que par le désir de pouvoir et d’orgueil. Contre ces tendances, Antonin espérait bien venir à bout, et il trouva alors le courage de s’approcher du judaïsme.

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