Chlomo Messica
En se voyant avancer dans l’âge, Avraham charge Eliézer, son fidèle serviteur, de se mettre en quête d’une épouse pour son fils Its’hak. Il lui donne cependant des consignes précises quant à cette mission : « Je t’adjure par l’Éternel, D.ieu du ciel et de la terre, de ne pas choisir une épouse à mon fils parmi les filles des Cananéens avec lesquels je demeure, mais d’aller dans mon pays et dans mon lieu natal chercher une épouse à mon fils » (Béréchit 24, 3-4).
Il est étonnant, remarquent de nombreux commentateurs, qu’Avraham ait eu tant à cœur de choisir pour Its’hak une femme issue de sa famille. En effet, même si les Cananéens avaient des mœurs dépravées et perverses (voir Vayikra 18, 3), les habitants d’Aram Naharayim baignaient quant à eux dans l’idolâtrie, considérée comme l’antithèse de la doctrine d’Avraham ! En outre, lorsque Eliézer arriva sur place, il mit Rivka à l’épreuve en observant sa conduite envers des étrangers, et sa disposition à se montrer bienveillante. Pourquoi étaitce là le seul critère de son choix, et non des principes beaucoup plus essentiels comme la foi en un D.ieu unique ?
Un précepte singulier
Nous pouvons expliquer ce sujet à l’aide d’une thèse développée par rav El’hanan Wasserman (dans ses commentaires sur les exégèses talmudiques). Le Rambam (mitsvot assé 1) explique que le credo fondamental du judaïsme réside dans la foi en un D.ieu unique, Créateur et Maître de toute chose. Or, comment peut-on ordonner à une personne de « croire » ? Si ses convictions personnelles l’ont conduite à la foi, nul précepte n’est nécessaire pour l’y contraindre. Et si, au contraire, elle n’éprouve aucune foi en D.ieu, en quoi un tel précepte serait-il susceptible de changer la donne ? Une autre question similaire se pose à ce sujet : dès qu’un enfant atteint l’âge de douze ans pour une fille ou de treize ans pour un garçon, il a l’obligation de respecter la totalité des commandements divins. Or, comment peut-on imposer à un jeune enfant, qui commence à peine à découvrir le monde, une chose sur laquelle de grands penseurs et philosophes se sont fourvoyés tout au long des siècles ?!
La corruption idéologique
Rav Wasserman dégage de ces questions un principe essentiel : nulle philosophie n’est nécessaire pour savoir que D.ieu existe, la foi relevant au contraire d’une évidence pour quiconque fait preuve de « bonne foi ». En effet, comment envisager qu’un univers entier ait pu naître du néant ? Comment les merveilles de ce monde ne seraient-elles pas l’œuvre d’un Créateur Tout-Puissant ? Comment concevoir qu’une nature si parfaite, dans laquelle tous les éléments s’emboîtent harmonieusement et permettent le miracle quotidien de la vie, soit le pur effet du hasard ? En somme, la foi en D.ieu relève du sens commun et l’incroyance d’une aberration. S’il en est ainsi, comment expliquer que des penseurs d’une grande intelligence, des hommes ayant cherché à sonder le savoir et à comprendre le monde, ont-ils pu faire ainsi fausse route ? La réponse réside dans un précepte explicite de la Torah : « N’accepte pas de pot-de-vin, car la corruption aveugle les yeux des sages et fausse les paroles des justes » (Dévarim 16, 19). Or, il est stipulé que l’interdiction d’accepter un pot-de-vin s’applique même à un don dérisoire de la valeur d’une piécette, et s’adresse même à l’homme le plus probe et à l’abri de tout soupçon. Pourquoi cela ? Car la nature humaine est ainsi faite que dès qu’un intérêt personnel se mêle à une affaire, personne – pas même Moché notre maître – n’est capable de se montrer impartial. Dès lors qu’un conflit d’intérêts entre en jeu, les pulsions primaires de l’individu le pousseront à voir ce qu’il a envie de voir, selon ses besoins et ses propres profits. Il en va de même pour la croyance en l’existence de D.ieu : cette conviction étant astreignante, obligeant l’homme à se remettre en question et à tendre vers plus de perfection, bien des penseurs ont préféré choisir la voie de l’incroyance pour donner libre cours à leurs pulsions. Et ce sont ces mêmes pulsions qui les ont conduits sur de fausses routes, parce que c’est là-bas que leurs intérêts personnels se trouvaient. La question de la croyance n’est donc pas, fondamentalement, un problème idéologique, mais un enjeu à caractère pratique, relevant non pas de l’intellection mais de la conduite morale de l’individu. C’est la raison pour laquelle on peut exiger d’un jeune enfant d’adhérer à la foi en D.ieu, car précisément en raison de sa candeur et de son innocence, il y sera naturellement enclin.
Le chemin de la foi
Revenons à la question d’Avraham en quête d’une épouse pour son fils, en nous replaçant dans le contexte de son époque. En ces temps, la quasi-totalité de l’humanité adhérait aux croyances idolâtres, et la doctrine d’Avraham, reposant sur la foi en un D.ieu unique, était alors considérée comme une insolite exception. Sur quels critères devait-il donc choisir ceux et celles qui s’attacheraient à sa famille et deviendraient les successeurs de son héritage ? Certainement pas sur la base de principes idéologiques. En effet, quelle jeune fille aurait été alors en mesure de s’opposer aux convictions ambiantes et d’opérer la démarche téméraire d’Avraham ? C’était donc du côté des mœurs qu’il fallait orienter ces recherches, et c’est pourquoi les filles cananéennes, connues pour leur moralité dépravée, furent d’emblée exclues. Au contraire, une jeune fille dotée d’un cœur généreux et sincèrement désireuse de faire le bien, ne serait pas l’otage de ses passions et serait capable de faire fi de ses intérêts pour adhérer à la vérité. C’est donc uniquement dans cette direction qu’Eliézer, sous les directives d’Avraham, a orienté ses recherches. C’est ce qui l’a conduit sur la route de Rivka, qui saura faire la démonstration du plus pur désintéressement, critère premier de l’authentique foi en D.ieu. (D’après Na’halat Dvach de rav D. Breisacher).