Recit de Koby Levy
J ’ai lu une partie de vos récits, je me suis très émue à leur lecture et j’essaie de me renforcer grâce à eux. J’ai une histoire authentique à vous faire partager. J’ai choisi ce récit car moi-même ai éprouvé une souffrance du même genre. J’ai été grièvement blessée dans un attentat. Au début, l’entourage s’est manifesté. Mon rétablissement a pris trois ans jusqu’à ce que je recommençai à marcher, j’eus beaucoup d’autres problèmes, mais assez vite la bonne volonté et l’attention des gens disparurent dans la routine. Il y eut certains moments où je me suis littéralement effondrée, mais très peu étaient conscients de mon besoin d’être aidée. Depuis, je m’efforce d’ouvrir les yeux. Tellement de personnes autour de nous attendent un brin d’attention, un peu de contact et d’aide. Ce n’est pas toujours facile, c’est parfois même très difficile, mais c’est pour cela que nous sommes ici, afin de ressentir l’autre, de l’aider et le soutenir. J’espère que vous trouverez ce récit digne d’être publié, et j’espère que nous pourrons tous nous renforcer grâce à lui.
C’est la veille de la Bar-Mitsva de No’am, notre cher fils. Les préparatifs sont à leur comble, la liste des tâches à effectuer est encore longue. A qui n’a-t-on pas encore envoyé une carte d’invitation ? Que faut-il encore acheter ? Ne pas oublier de récupérer le costume au dégraissage et la tenue chez la couturière, etc., etc. Au milieu du tumulte des voix me parvient celle de ma fille : « Maman, tu as envoyé une carte d’invitation à Mme Yankélévitch ? »
Mon aînée pense toujours à tout le monde. Je me frappai le front, comment ai-je pu oublier Mme Yankélévitch, notre voisine âgée qui vit seule ? « Tu sais quoi, ma chère fille, je vais aller l’inviter personnellement ! » Je laisse ainsi derrière moi mille et une tâches, je traverse la rue, et monte lourdement les escaliers. Mme Yankélévitch me reçoit avec une joie manifeste. Elle a manifestement un temps illimité à sa disposition, et tous les regards que je dirige furtivement vers ma montre sont inutiles.
« Quoi, une Bar-Mitsva, demain soir, c’est extraordinaire, mazal tov ! Vous savez, demain soir, le 20 Eloul, c’est aussi mon anniversaire. C’est vraiment une date spéciale… Bon, à mon âge, c’est un peu difficile de sortir aux fêtes, mais merci pour l’invitation, et merci d’être venue spécialement. Bon, vous êtes sûrement très occupée… » Finalement, elle a compris… Je respire, soulagée, et revient rapidement sur le champ de bataille.
Pas une tâche n’avait été réglée en mon absence et en quelques secondes je me retrouve au cœur du travail. Mais les mots de Mme Yankélévitch ne quittent pas mon esprit… « Demain soir, c’est aussi mon anniversaire », et alors une pensée me traverse l’esprit. Pourquoi pas ? Il est vrai que mes relations avec ma voisine âgée ne sont pas si chaleureuses, mais elle est tellement seule… « Envoyer un gâteau ? Demain ? Sur le chemin de la Bar-Mitsva ? » Les yeux de mon mari s’écarquillent d’étonnement : « Tu cherches de l’occupation supplémentaire ? » « De toute manière, j’envoie les enfants à la salle avec des plats de gâteaux pour le bar, on va commander un gâteau supplémentaire », je lui réponds. « Bon, si tu veux, kol hakavod ! » Nous achetons ainsi un gâteau d’anniversaire, qui est emmené au quatrième étage, quelques minutes avant notre sortie pour le grand événement. La soirée de Bar-Mitsva passe comme un tourbillon. C’est incroyable comment des heures, des journées et des mois de préparation, d’organisation, de téléphones, de courses, se contractent et s’évaporent en quelques heures… Et nous voici de retour à la maison fatigués mais contents et émus. Très émus… Ce n’est pas chose banale que d’introduire son fils dans l’univers des Mitsvot… 13 ans qui ont précédé cette soirée défilent rapidement sous nos yeux, et un grand merci pour Celui Qui est à l’origine de tout, emplit nos cœurs. La maison est elle aussi en fête : des paquets contenant des livres sont posés un peu partout, les chaussures de Chabbat des filles sont éparpillées sur le sol du salon, le chapeau scintillant et le nouveau costume de notre jeune Bar-Mitsva qui n’est pas encore habitué à les suspendre à la place qui leur est destinée, remplissent la table du salon. Ajoutez à cette exposition encore quelques plateaux avec des restes de gâteaux, quelques enveloppes et papiers cadeaux qui traînent de partout et vous aurez un aperçu rapide de ce qui se passe dans notre maison pétillante de vie.
« L’essentiel est que tout le monde dort déjà », la seule chose à laquelle je suis capable de penser à l’heure actuelle, c’est la nuit agréable qui m’attend. C’est alors qu’on entend des coups discrets à la porte. Mon regard se porte avec panique de la porte à ma montre, puis de ma montre à la porte… Il est deux heures du matin… Mon mari se dirige hâtivement vers la chambre à coucher : « Je dors déjà », dit-il en s’esquivant… Les coups ne s’arrêtent pas et je me traîne vers la porte.
« Mme Yankélévitch, quelle surprise, venez, rentrez… » Mme Yankélévitch entre et avance lentement vers la table. « Je m’excuse pour l’heure, je me suis imaginé que vous étiez encore réveillés », déclare-t-elle en s’asseyant paisiblement. Je retiens un soupir et m’asseois de l’autre côté de la table. « J’étais obligée de venir vous voir, commence-t-elle. Il faut que vous compreniez, je n’ai personne au monde. » La femme courbée en face de moi essuie ses yeux larmoyants et continue silencieusement : « Seules moi et ma sœur sommes restées vivantes après la terrible Shoah, de toute notre large famille. Ma sœur était la seule au monde qui se rappelait de mon anniversaire, elle me téléphonait chaque année pour me souhaiter mazal tov… »
Mme Yankélévitch s’arrête un instant et soupire. « Il y a deux mois, ma sœur est décédée, je suis restée seule… Personne au monde ne se soucie de moi… et ce soir… » Sa voix se brisa… « Le jour de mon anniversaire, je reçois soudain un gâteau, un gâteau d’anniversaire… » Ses yeux s’emplissent de larmes qui coulent lentement sur ses joues ridées. « Vous comprenez, j’étais obligée de venir vous remercier, vous vous êtes souvenus de moi le jour de mon anniversaire… Merci. »
Mme Yankélévitch poursuit et raconte des épisodes terrifiants de sa vie. Mon cœur arrête de battre… Comment un être humain peut-il supporter tellement de douleur ? « Ce n’est qu’un résumé… J’étais obligée de venir, pour vous raconter ce que représente ce gâteau pour moi. Cela me redonne des forces… » Cela fait longtemps que j’ai arrêté de regarder la montre. Les enfants se lèveront de toute manière tard demain, alors qu’estce que cela change à quelle heure je vais me coucher… Je reste à ma place, plongée dans mes pensées, longtemps après que la porte s’est refermée délicatement derrière le dos courbé de ma voisine. Je ne m’étais pas du tout imaginé combien de signification pouvait avoir ce gâteau pour ma voisine… Et où étais-je toutes ces années, tous ces Chabatot, tous ces ‘Haguim ? Qui aurait pensé que derrière le sourire constant de ma voisine âgée se cachent une tristesse et une solitude si grandes ?
Depuis ce jour, j’essaie de penser à Mme Yankélévitch lors des Chabatot, des ‘Haguim, et au quotidien également, et d’ouvrir mes yeux et mon cœur à beaucoup d’autres « Mme Yankélévitch ». Elles se trouvent dans tout quartier, et peut-être même dans mon immeuble, peut-être dans le vôtre aussi… Parfois, elles sont entourées de famille et d’amis, mais leur solitude est criante, et d’autres fois, elles sont vraiment seules, seules, juste elles avec Hachem…
Il ne nous reste qu’à ouvrir quelque peu nos yeux et notre cœur… Regarder un peu au-delà de notre univers restreint… Tellement de cœurs brisés (pas seulement de solitude) attendent un brin de chaleur, d’attention, d’amour. Et cette clef se trouve entre les mains de chacun et de chacune de nous. Juste ouvrir notre cœur, et nous attacher à un cœur juif supplémentaire…
Traduit et adapté par S.Koen