Après les émeutes extrêmement violentes de ces derniers jours, Haguesher a voulu essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de cette crise qui secoue la France et préoccupe, en particulier au sein de la communauté Juive. Nous avons donc interrogé à ce propos Michel Gurfinkiel, journaliste et écrivain avant de demander (page 13) au rav Lionel Cohn de nous détailler son regard sur ces développements.
Haguesher : Michel Gurfinkiel, la France est-elle en train de vivre sa crise politique la plus grave depuis 1968 ?
Michel Gurfinkiel : Les sismologues notent de 0 à 9 l’intensité des tremblements de terre, le chiffre 9 étant attribué aux secousses les plus dévastatrices. C’est ce que l’on appelle « l’Echelle de Richter », du nom du sismologue américain Charles Francis Richter qui l’a conçue en 1935. Si nous disposions d’un instrument analogue pour mesurer les crises politiques, la note 9 serait attribuée aux révolutions totales,
c’est à dire à l’effondrement de l’Exécutif et des institutions, comme en 1789. La note 8 irait à des situations semi révolutionnaires, où l’Exécutif subit une éclipse grave mais momentanée comme Mai 68. Quant à la note 7, ce serait le marqueur des situations dites « prérévolutionnaires », analogues à celle que la France traverse actuellement : un contexte où le gouvernement et les institutions sont encore en place, mais assurent de moins en moins bien le maintien de l’ordre public, qui est leur fonction première. Une telle situation, par définition, ne peut se prolonger : on risque de passer très vite de la pré-révolution, à la révolution tout court, d’une crise d’intensité 7 à une crise d’intensité 8, puis d’intensité 9. Nous restons pour l’instant en deçà d’un nouveau Mai 1968 ou d’une crise plus grave encore ; mais les choses risquent de basculer à n’importe quel moment.
– Comment se traduit cette dérive ?
– L’un des symptômes les plus alarmants, à cet égard, c’est la grogne des policiers. Quand un pouvoir est lâché par sa police, il tombe. Or depuis le week-end dernier, les représentants des syndicats de policiers contestent ouvertement la politique du gouvernement, aussi bien sur le fond (l’attitude envers les Gilets jaunes) que sur la forme (les consignes en matière de maintien de l’ordre). Le moment où ils refuseront de choisir entre un gouvernement qui leur paraît incompétent et un mouvement soutenu par 75 % des citoyens, n’est plus très loin.
– Comment sortir de la crise ?
– La constitution de la Ve République a prévu plusieurs soupapes de sécurité, plusieurs fusibles, en cas de confrontation aiguë entre l’Exécutif et une partie importante de l’opinion. Le chef de l’Etat peut
changer de Premier ministre et renoncer, à cette occasion, aux mesures impopulaires qui ont conduit à la confrontation. Il peut en appeler au peuple, soit en organisant un référendum, soit en dissolvant l’Assemblée nationale. En dernier recours, il peut recourir à l’article 16 qui lui donne des pouvoirs exceptionnels « si les institutions de la République sont menacées » et si « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu ». Il est évident qu’Emmanuel Macron aurait dû utiliser une de ces soupapes dès que le mouvement des Gilets jaunes a pris de l’ampleur et rencontré un large soutien dans l’opinion, notamment après le premier weekend d’émeutes sur les Champs-Elysées, fin novembre. Plus il tarde à y recourir, moins elles seront efficaces. Le Premier ministre, Edouard Philippe, a consulté les chefs de tous les partis politiques… Pour quoi faire ? Selon divers témoignages, ces rencontres se sont déroulées dans une atmosphère « crépusculaire ». Philippe est physiquement et moralement épuisé. Son crédit politique personnel, qui était assez élevé avant la crise, s’est évaporé. Tout le monde s’attend à son départ de Matignon. Ce genre de consultation aurait dû, lui aussi,
avoir lieu beaucoup plus tôt.
– Pourquoi Macron a-t-il refusé de transiger sur une question aussi mineure que le prix d’un carburant ?
– Cela tient en partie à la psychologie particulière de Macron. Voilà un homme qui a réussi une série de paris insensés : être ministre à trente-six ans, gagner une élection présidentielle à trente-neuf. Mais depuis six mois, le même homme échoue dans tous les domaines. Il y a eu l’affaire Benalla, qui a entamé sa « gravitas », son aura présidentielle. Il y a eu le départ bruyant de deux ministres de premier plan, Nicolas Hulot, le ministre de l’Ecologie, et Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur. Il y a eu le report, cet été, d’une réforme constitutionnelle à laquelle il tenait beaucoup. Sans parler de la montée des violences urbaines, le 1er mai, les 14 et 15 juillet. Sa popularité, au cours des six derniers mois, n’a cessé de chuter et tout indique que son parti, La République en Marche, subira une défaite cuisante aux élections européennes du printemps prochain (qui se dérouleront à la proportionnelle). Quand on a eu une telle baraka, et qu’on la perd si brutalement, on ne sait plus raisonner. Mais ce n’est pas le seul facteur…
– Quels sont les autres facteurs ?
– Macron est aussi le prisonnier d’un système constitutionnel devenu incohérent. A l’origine, le président de la République était élu pour sept ans, ce qui le mettait au-dessus d’un Parlement élu pour cinq ans, d’un gouvernement responsable devant le Parlement, et des partis politiques. La réforme constitutionnelle de 2000, en réduisant le septennat à un quinquennat, et donc en faisant coïncider les mandats présidentiel et parlementaire, a transformé le chef de l’Etat en « hyper président », en chef réel du gouvernement et de la majorité parlementaire, et rabaissé le Premier ministre au niveau d’un simple exécutant. Dans ce nouveau contexte, tout président aura le sentiment de s’impliquer dans toutes les décisions de son cabinet, et ressentira toute critique comme une atteinte à sa légitimité. Ce syndrome avait déjà été fatal à Nicolas Sarkozy puis à François Hollande. Il semble inhiber Macron aujourd’hui. A sa décharge, on peut dire tout de même que personne n’avait prévu un phénomène tel que les Gilets jaunes ? Personne n’avait prévu que l’augmentation du prix du gazole serait l’élément déclencheur
d’un tel mouvement. Mais cela fait vingt-cinq ans que l’on parle d’une « fracture sociale », d’un décrochage entre la France d’en haut et celle d’en bas, entre la France des grands centres urbains et celle que le géographe Christophe Guilluy qualifie de « périphérique ». L’erreur de Macron, comme d’ailleurs celle de ses prédécesseurs et de toute la classe politique, a été d’interpréter la révolte latente de
la France d’en bas comme un « populisme », soit pour la dénoncer, soit pour prétendre l’incarner. Au lieu de chercher à la comprendre.
– Ce super-cerveau peut-il être infiltré, manipulé ? Le mouvement peut-il être débordé ?
– Sans doute. Certains groupes de Gilets jaunes ont été noyautés par des militants d’extrême gauche ou d’extrême droite, et mis en avant, sous leur influence, de nouvelles revendications à caractère nettement politique. Quant aux manifestations, notamment à Paris, elles ont été parasitées par des groupes entraînés à la guérilla urbaine, de type Black Blocks, ou par des bandes de voyous venus de certaines banlieues. Mais ces déviances n’ont pas entamé pour l’instant le soutien de l’opinion publique à l’ensemble du mouvement Gilets jaunes.
– Comment se situe la communauté juive de France face à cette crise ?
– Historiquement, les situations révolutionnaires ont souvent été des catastrophes pour les
Juifs. La plupart des pogroms, au Moyen-Age ou à l’époque moderne, ont été liés à des révoltes sociales et politiques : à travers les Juifs, c’est le pouvoir et l’Establishment que l’on visait, de manière cynique. Il peut en aller de même aujourd’hui. L’intérêt de la communauté, c’est que l’Exécutif désamorce la crise au plus vite.
Propos recueillis par Daniel Haïk