Les rapports de force et autres rivalités géopolitiques opposant les partenaires des nouvelles alliances – parfois ambiguës – évoluant désormais dans la région sont liés à des enjeux économiques, commerciaux et militaires.
Dans ce tumultueux Moyen-Orient allant de l’ouest de l’Afrique du Nord jusqu’aux confins de la Chine maintenant installé dans les affrontements de « l’ère post-Printemps arabes » et la perduration de la guerre civile syrienne où la Russie est devenue depuis trois ans le maître du jeu, plusieurs chassés croisés sophistiqués compliquent encore la carte géostratégique de la région… Schématiquement, voici les principaux pôles des nouvelles alliances en cours. Un axe Russie-Turquie qui vient de s’illustrer – malgré les priorités divergentes de ses deux pays – par le consensus existant entre Moscou et Ankara pour différer un assaut massif et meurtrier pour la reprise par le régime de Damas de la ville d’Idlib, dernier bastion de la rébellion sunnite anti- Assad. La Turquie craint en effet que cet ultime et très sanglant baroud d’honneur sunnite n’accélère l’énorme flux migratoire des réfugiés syriens dont 3 millions ont déjà trouvé abri sur son territoire avec tous les problèmes afférents… Si bien que la Russie a accepté d’éviter ce carnage en se préférant plutôt décrocher d’ores et déjà une bonne part des immenses travaux de reconstruction de la Syrie. Un axe Russie-Iran de plus en plus ambigu et problématique, car s’il est vrai que Moscou et Téhéran se sont portés ensemble au secours du régime Assad, les Russes voient à présent d’un mauvais oeil la perspective d’un enracinement militaro-politique iranien en Syrie. D’autant que ce déploiement est combattu très activement – avec tous les risques que cela implique sur le terrain – par l’aviation israélienne qui multiplie ses raids contre les QG, bases et arsenaux irano-chiites en Syrie perçus à Jérusalem comme une « menace existentielle ». A preuve : la récente proposition de Poutine faite à Nétanyaou par l’intermédiaire de Washington de renvoyer les Iraniens de Syrie en échange d’un déblocage du processus de négociations avec l’Autorité palestinienne. Un axe Pays du Golfe-Israël face à l’Iran qui vient de s’illustrer par le nouveau rôle économico-diplomatique consenti
par Jérusalem au Qatar dans le dernier cessez- le-feu (même problématique) conclu avec le Hamas et le réapprovisionnement humanitaire de la Bande, mais aussi par la visite du Premier ministre israélien à
Oman. Laquelle sera sans doute suivie de nouveaux contacts directs d’Israël de ce type, à commencer avec le Bahreïn, voire les Emirats arabes Unis (EAU). Le tout dans un contexte où le prince-héritier saoudien MBS multiplie ses déclarations pour un rapprochement stratégique et militaire anti- iranien avec l’Etat hébreu, qui s’est sans doute déjà concrétisé par l’échange de précieuses informations, voire une coopération militaire secrète… Un axe Turquie-Qatar sur lequel s’appuie Doha contre le boycott décrété l’an dernier par l’Arabie Saoudite, le Bahreïn et les EAU du fait des positions pro-iraniennes des Qataris. Une rivalité qui s’illustre concrètement par le relatif isolement du Qatar, censé être l’hôte de la prochaine Coupe du monde de football et par la ferme opposition de la Turquie au projet des deux
grosses compagnies aériennes du Golfe, Emirates et Etihad, de fusionner pour créer la société de navigation aérienne N°1 dans le monde. Laquelle, avec ses 309 avions civils et ses 302 destinations desservies dans 120 pays, concurrencerait gravement la Turkish Airlines et Pegasus. S’ajoute à ces quatre axes, eux-mêmes en interférences complexes, un phénomène qualifié d’«Eurasianisme » par les géopoliticiens désignant, en ce début du 21e siècle et à l’heure du repli américain, les projets simultanés et concurrents de restauration de leur ancien empire respectif rêvés par la Russie, la Turquie et l’Iran qui souhaitent chacune exercer leur hégémonie sur la région. C’est que la Turquie et surtout la Russie de Poutine – leader de l’Union économique eurasienne regroupant le Kazakhstan, le Kurdistan, le Belarus et l’Arménie – ont déjà tourné le dos à l’Europe en se définissant, chacune à leur manière, comme des puissances eurasiennes et non plus européennes. Un virage « impérialiste » qui n’empêche nullement Berlin et Paris de soutenir activement l’axe Moscou-Ankara-Téhéran…
Richard Darmon