Il y a deux ans, le 22 Eloul 5776, le grand rabbin Yossef Haïm Sitruk nous quittait pour le Monde de Vérité. Depuis, sa famille et ses milliers de disciples perpétuent son enseignement au jour le jour dans les diverses structures qu’il avait créées. Au coeur de cette action, son épouse la rabbanite Danielle Sitruk. Elle a accepté de répondre aux questions d’Haguesher. Et nous la remercions pour ce geste qui nous permet de rappeler une partie du parcours exceptionnel de celui qui fut le guide admiré de toute une communauté.
– Haguesher: Rabbanite Sitruk, quand et comment avez-vous rencontré le Grand Rabbin Sitruk ?
– Rabbanite Danielle Sitruk : C’était en 1958 à Nice dans le cadre des cours de Talmud Torah donnés par Nicole Naouri qui était l’épouse du grand rabbin de Nice Saül Naouri. J’ai vu arriver un groupe de jeunes garçons venus de Tunisie et parmi eux se trouvait mon futur mari que tout le monde appelait “Jo”. Il avait 14 ans. Ce fut notre première rencontre. Un peu plus tard, le grand rabbin Naouri zal a fait venir votre père, le grand rabbin Georges Haïk ibadé le’haïm, à Nice en tant qu’aumônier de la jeunesse juive. Ensemble, ils ont dirigé ces jeunes qui étaient à l’époque répartis dans deux mouvements de jeunesse principaux, le Bné Akiva et les E.I. “Jo” a choisi les E.I. Très vite, il s’est distingué et est devenu chef de patrouille puis chef de troupe. Le grand rabbin Naouri était très présent. Quant au rabbin Haïk il nous a donné durant toutes ces années jusqu’à notre bac, des cours tous les soirs et nous avons une reconnaissance infinie envers lui. A ces deux figures, se rajoute un personnage particulier, Monsieur Pardo, qui était une sorte de « fou de D.ieu ». Mr Pardo nous a transmis un véritable amour de la Torah
et de mitsvot spécifiques. “ Jo” avait totalement adhéré à son absolue confiance en Hachem. Et déjà à deux, nous nous sommes engagés dans cette aventure merveilleuse : vivre pleinement la Torah et la faire vivre aux Eclaireurs Israélites de Nice.
– Comment avez-vous décidé de vous engager à ses côtés sur la voie de la Torah et du rabbinat ?
– M’engager à ses côtés ? Non. Nous nous sommes engagés ensemble. Nous rêvions de cette vie de Torah. Durant sa terminale «Jo» était excellent en maths et il avait été accepté dans une école d’ingénieur à Grenoble. Mais de manière tout à fait inattendue , il a raté son bac et est donc resté à Nice. Quelques mois plus tard, le grand rabbin Henri Schilli, alors directeur du Séminaire Israélite de la rue Vauquelin est venu à Nice. Ils se sont rencontrés lors d’un chabbat au cours duquel le grand rabbin Schilli a tenté de recruter des élèves rabbins. «Jo» a été subjugué par ses projets. Et l’année d’après il a intégré le Séminaire.
– Aviez-vous déjà remarqué le fort charisme et la personnalité du Grand Rabbin?
– Son charisme était inné. Je me souviens des préparatifs d’un camp E.I. qui devait se tenir au Lichtenstein, près de l’Autriche… Il y a eu une réunion d’information de parents de jeunes scouts qui étaient choqués que l’on puisse organiser un camp dans un pays si proche de l’Autriche quelques années après la Shoah. Jo dont le totem scout était Taureau assis s’est lancé dans une diatribe impressionnante pour expliquer pourquoi, ce camp devait se tenir au Lichtenstein. Les parents ont été immédiatement séduits par ses arguments et le camp a eu lieu en juillet 1965. Nous nous sommes mariés en décembre 1965 alors qu’il était déjà à l’Ecole rabbinique.
– Quelles étaient les qualités qui vous avaient impressionnée chez lui ?
– Il était doté de nombreuses qualités : bien sûr sa gentillesse envers chacun, son respect de tous, mais aussi sa rigueur, et surtout son côté aventurier.
– Quels ont été les carrefours marquants de votre vie aux côtés du grand rabbin ? (Marseille, Strasbourg)
et que signifie pour vous être “Ezer Kenegdo” ?
– Après les cinq années passées à Paris à l’Ecole rabbinique, la communauté de Strasbourg l’a sollicité
pour le poste de rabbin de Strasbourg et aumônier de la jeunesse. Il accepte tout de suite mais avec une condition ; il veut d’abord passer six mois dans la yéchiva de Beer Yaacov, dirigée par le Roch Yeshiva, rav Nissim Tolédano. C’était pour lui l’occasion de se plonger vraiment dans le Limoud HaTorah, intégral. Strasbourg a accepté. Les six mois que nous avons passé à Bné Brak ont ajouté à sa formation et ont consolidé son amour exceptionnel pour l’étude de la Torah et lui ont permis de découvrir réellement de l’intérieur le monde des Yéchivot. C’est ensuite à Strasbourg, ville si riche, qu’il va véritablement se
former à la fonction rabbinique. Il a travaillé avec le grand rabbin Max Warschawski à qui il doit tant mais aussi avec la communauté sépharade ou, encore avec les responsables des yéchivot comme rav Kohn, rav Wizeman et rav Abitbol. C’est d’ailleurs avec eux qu’il entreprendra d’étudier le Daf Yomi, étude qu’il a poursuivie jusqu’à la fin de sa vie.
– Et ensuite, il y a l’arrivée à Marseille, déterminante…
– Effectivement, c’est à la demande du rav Philippe Kohn que nous partons nous installer ensuite à Marseille. Le grand rabbin de France Jacob Kaplan lui avait proposé d’assumer les fonctions vacantes de grand rabbin de la cité phocéenne. Il accepte tout de suite, séduit en particulier par l’ampleur de la tâche à accomplir en matière de judaïsme et de Limoud Torah dans cette grande communauté. Il n’a posé qu’une seule condition : venir avec une équipe rabbinique qui sera composée de deux rabbins et un dayan. La communauté a accepté. Et très vite une nouvelle aventure a commencé. Il a très vite lancé ses premiers cours publics, le lundi soir : d’abord à la maison, puis au centre communautaire. La grande synagogue de Breteuil à Marseille a commencé à se remplir. Il a su sur les conseils de son maître le grand rabbin Naouri, franchir habillement les obstacles qui se dressait. Je me souviens du premier chabbat à la grande synagogue : il y avait comme c’était alors l’habitude, des dames près des hommes. Les administrateurs ne voulaient pas lutter contre cette « tradition ». Dans son discours, le grand rabbin a tout simplement et très gentiment proposé aux dames de rejoindre « la place qui a toujours
été la leur : au-dessus des hommes ! » Et c’est ainsi que ces dames, se sont levées et très fièrement on rejoint le balcon en haut de la synagogue…
– Quelle était la personnalité rabbinique qui l’impressionnait le plus ?
– Au cours de sa vie, il a été guidé par plusieurs grands maîtres, à qui
il s’adressait pour prendre des décisions. Parmi eux, Rav Itzhak Chaïkin zatsal roch yéchiva d’Aix-les-
Bains qui l’a soutenu ; rav Moché Soloveitchik à qui il posait comme nous venons de le dire, des questions de halakha, puis Rav Nissim Toledano qui l’a plongé dans le Limoud HaTorah. Il a eu aussi le gaon rav Menahem Eliezer Sha’h zatsal à qui par la suite il posera les grandes questions par exemple avant d’accepter d’être grand rabbin de France. De Bné Brak, rav Sha’h vivait tous les événements du monde entier et pouvait répondre. Il y a eu bien évidemment le gaon rav Ovadia Yossef zatsal qui était sa référence en matière de la Halakha. Et plus tard il y a eu sa rencontre avec Rav Moché Shapira zatsal par lequel il a atteint un niveau très profond dans la pensée juive. Un lien très particulier les a réunis et ce qui est vraiment troublant, c’est qu’ils ont quitté ce monde à quelques mois d’intervalle. Enfin il y a eu ceux que l’on peut appeler ses partenaires, tout au long de son travail rabbinique : rav Chimon Bitton, rav Rebibo ainsi que rav Kohn et rav Sebbagh.
– Quel genre de père était le grand rabbin pour ses enfants ?
– C’était un père d’une grande tendresse, très attentionné et toujours bienveillant, qui ne voyait toujours que le côté positif des choses. Ses reproches cependant étaient rigoureux mais ils étaient accompagnés
de tant de gentillesse et d’affection qu’ils devenaient des caresses. Il était ainsi un homme rigoureux qui avait le sens de la précision. Il savait associer la fermeté et la tendresse dans son éducation.
– Quel type d’époux a-t-il été pour vous ?
– C’était un mari profondément gentil et respectueux, toujours attentionné, reconnaissant de chaque détail, et ce, jusqu’à ses derniers moments.
– En dépit de ses hautes responsabilités publiques, parvenait-il à consacrer du temps à sa famille ?
– Il savait donner à sa famille le temps nécessaire pour les construire. Au-delà de tout, ses enfants étaient sa priorité, et d’ailleurs, ils ne sont jamais sentis lésés par son travail communautaire.
– Qu’est ce qui le rendait particulièrement heureux sur le plan familial ?
– Il chérissait par-dessus tout, les réunions familiales. Il aimait dire qu’une famille, ce sont des événements vécus ensemble. Il faisait l’effort d’être présent pour tous les événements familiaux, que ce soit en France ou à l’étranger ; pour ses enfants ainsi que ses frères et soeurs et neveux.
– Quelle était selon vous la spécificité de l’enseignement du Grand Rabbin et comment a-t-il réussi à toucher tant de Juifs en France ?
– La spécificité de son enseignement tenait du fait que chaque personne qui l’écoutait avait l’impression qu’il s’adressait à elle personnellement. Son message si profond était exprimé par des mots simples mais
riches. Le grand rabbin était doté d’une faculté exceptionnelle d’élocution, qui, d’ailleurs, était la qualité de son père. D’autre part, bien qu’enseignant la Torah avec rigueur, il savait ne jamais être culpabilisant et transmettre avec amour et tolérance ses enseignements. Son but était de transmettre et partager l’amour immense d’Hachem, qui était le sien.
– Comment a-t-il réussi à se « relever » après son AVC et comment a-t-il fait face à la maladie jusqu’au dernier jour et quelle leçon de vie tirez-vous de son attitude? – Porté par l’amour et les tefilot de tous les Juifs, et de sa famille au grand complet. Très vite, il s’est relevé, et a dépassé le négatif avec cette force de battant qui l’a toujours caractérisé. Il ne s’est jamais plaint jusqu’à son dernier jour, avec sa philosophie tellement positive de la vie, ne regardant jamais en arrière, poussé par l’espoir de l’avenir et du bien et, d’un amour d’Hachem, d’une émouna et d’une confiance absolue et cet amour d’Hachem grandissant jusqu’à son dernier instant.
– Qu’est-ce qui vous manque le plus aujourd’hui, deux ans après son départ de la vie terrestre ?
– Lors de ses 70 ans, ses amis et la famille avaient organisé une fête. Il a pris la parole et a rendu un poignant et vibrant hommage à Hachem, dans lequel il exprimait l’essence même de sa philosophie de vie. Alors qu’il se relevait à peine d’une lourde opération et de traitements très difficiles, il avait dit : « Ma reconnaissance vers Hachem est infinie, tout n’est qu’un cadeau, je n’arrive pas à me rappeler d’un mauvais souvenir durant toute ma vie ». C’est là le message qui l’a incarné toute sa vie et que nous conservons. Cette reconnaissance à l’égard d’Hachem qu’il aimait tant. Voilà comment il l’enseignait. Lors d’un gala, il expliqua qu’il n’avait eu dans sa vie qu’un seul regret : celui de ne pas avoir été avrekh. Mais il ajouta qu’un jour Hachem lui avait fait un cadeau exceptionnel sans spécifier de quel cadeau il s’agissait. Et ce cadeau lui a permis de consacrer quinze années de sa vie au limoud. Nous savons que ce cadeau était son AVC. Effectivement, il a pu enfin étudier la Torah comme il le désirait.
– Comment poursuivez-vous l’oeuvre du grand rabbin ?
– Il nous laisse un héritage exceptionnel, celui d’une vie riche, intense et merveilleuse. Quand, avec humour, on lui demandait quel serait son héritage, il répondait fermement mais avec son sourire particulier : « un chem tov ». Voilà ce qu’était le grand rabbin et d’ailleurs nous réalisons qu’il nous a laissé cet héritage.
– Comment peut-on dignement perpétuer sa mémoire et son enseignement ?
– Le grand rabbin ne supportait pas le lachon hara, la malhonnêteté, la tristesse. Il a banni tout au long de sa vie, la ma’hloket, la querelle. Sa devise était « ne jamais se fâcher », et comme il disait si une personne m’a fait du mal dans ma vie, il est transparent et porteur d’un message. « Je suis incapable de me souvenir de son nom » Son message : à nous de lui ressembler.
– Vous arrive-t-il de le tenir au courant de ce qui se passe ici-bas ?
– Je pense que de Là-haut, il voit tout. Comme dit la Torah, les Néchamot sont Làhaut dans le Olam haEmet. Elles voient ce que nous ne voyons pas, il est donc inutile de le tenir au courant. Et d’ailleurs, il intervient souvent dans la vie de ses élèves pour les aider et il répond à leurs questions.
Propos recueillis par Daniel Haïk