Monsieur le ministre et leader de l’Agoudat Israël.
Je m’adresse à vous parce que l’Etat d’Israël fête dans quelques jours son 70e anniversaire. 70 ans que s’est tenue au Musée de Tel Aviv cette réunion historique durant laquelle David Ben Gourion a proclamé la création de l’Etat d’Israël. De manière symbolique vous étiez absent ce jour-là puisque vous étiez en déplacement aux Etats-Unis pour collecter des fonds pour votre formation politique l’Agoudat Israël. Pourtant vous avez bel et bien signé cette déclaration de l’Indépendance. Mais d’une certaine manière cela résume votre situation : présent mais absent, ministre mais à l’extérieur.
Laissez-moi vous dire, rav Levin que beaucoup de choses ont changé depuis votre disparition, il y a un demi-siècle, dans cet Etat d’Israël. Peut-être que l’on devrait commencer en soulignant que le public généraliste en Israël ne se souvient plus du tout de vous. Seuls quelques experts en jeux de connaissances générales connaissent votre nom et savent que vous avez été ministre.
Par contre dans le public orthodoxe, on ne vous a pas oublié. On n’a pas pu vous oublier. Et je dirais même que plus que votre personnalité on se souvient de vos enseignements, des centaines de fois où vous avez étudié le ‘Hovot Halevavot, de votre qualité de ‘hassid. Et jusqu’à nos jours on parle de cette grande kippa que vous avez toujours souhaité porter en disant : « Je me promène dans un parlement de renégats, j’ai besoin d’une grande kippa ». Mais 70 ans après et 20 Kenassot plus tard, nous n’avons pas oublié la grande kippa que tu as souhaité préparer pour l’Etat d’Israël. Ce qu’il y a de judaïsme dans l’Etat juif, dans la législation, dans le Limoud Torah et dans l’indépendance de l’éducation ‘harédit, c’est grâce à vous. Rétroactivement, votre histoire est incroyable : vous avez été tout seul à ce carrefour de l’histoire. Vos collègues de la direction de l’Agoudat Israël ont été anéantis dans la Shoah ou bien se trouvaient en Europe dans les camps de réfugiés. Vous-même avez perdu nombre de vos proches dans la Shoah. Et à cet instant, lorsqu’il a fallu décider comment le mouvement orthodoxe se positionne face au mouvement sioniste, vous avez pris les rênes de cette direction. Vous étiez seul face aux leaders du sionisme laïc qui vous méprisaient, aux chefs de file du Mizrahi sioniste qui vous reprochaient votre « manque de pragmatisme », sans parler des zélotes de votre propre parti qui vous considéraient comme trop conciliant. Seuls une poignée de rabbins vous a soutenu et vous a poussé à revenir à la direction. Votre beau-père, l’Admour de Gour vous a lui-même laissé choisir. Et vous avez choisi. Fidèle à vos principes. Avec courage, avec sagesse et détermination, vous avez choisi. Et vous avez réussi à forger cette formule complexe qui guide le monde ‘harédi depuis 70 ans, dans l’Etat d’Israël.
Et l’épreuve du temps a prouvé que vous aviez raison, rav Itschié Méïr : le Mapaï, le Mapam, le socialisme, le communisme, et même le révisionnisme ont fait faillite. Seule la Agoudat Israël est là et elle ne cesse de grandir et de se développer. Elle a, au fil des ans, donné naissance à une petite sœur lituanienne (Deguel Hatorah) et une autre séfarade (Shas).
Dans une interview au Maariv (30 avril 1968) vous avez dit que l’Agoudat Israël avait deux plans : le plan maximal qui consistait à créer sur la terre d’Israël un Etat conforme à la Halakha, et le petit plan qui consistait à ce que cet Etat ne vote pas de loi contre la Torah. Comme il était impossible d’obtenir le grand plan vous avez accepté le petit.
Votre sagesse, vous l’avez exprimée en sachant la distinction entre l’important et le futile. Il est certain que pour vous cela n’a pas été aisé d’évoluer dans ce cadre laïc qui enveloppait à l’époque la classe politique. Combien de courage fallait-il a l’époque pour rédiger des documents dans lesquels même le nom de D.ieu suscitait la polémique ! Et pourtant vous êtes resté stoïque. Y compris lorsque vous avez obtenu de Ben Gourion ce fameux accord de statu-quo qui définit jusqu’à ce jour les relations entre laïcs et religieux dans l’Etat d’Israël. Votre peine, vous l’avez exprimée à un ami new yorkais lorsque vous lui avez dit : à quel niveau sommes-nous descendus si le simple fait de garantir le statu-quo en matière religieuse est considéré comme un succès. Vous avez exprimé votre double crainte : crainte d’une guerre entre Israël et les nations arabes mais aussi crainte d’une guerre fratricide avec les laïcs qui vous semblait alors incontournable.
Comme vous le craigniez cette lutte sur ces deux fronts ne s’est pas terminée.
Aujourd’hui il n’est pas exagéré de dire que sans votre « compromis » le judaïsme risquait de ne pas être au rendez-vous de l’Etat d’Israël. Les accords de coalition que vous avez réussi à conclure tracent jusqu’à ce jour la conduite des institutions étatiques et du Droit par rapport au Chabbat, à la Casherout, aux relations humaines et à l’Education. Vous leur avez donné le pouvoir et ils vous ont donné le judaïsme.
Il est probable que dans le monde où vous vous trouvez on ne vous a pas indiqué qu’en 1977, la gauche laïque a perdu le pouvoir et que Mena’hem Begin l’a récupéré. Depuis, vos disciples de l’Agoudat Israël sont assis à la table du gouvernement dans les coalitions.
Oui, rav Méïr Its’hak, beaucoup de choses ont changé depuis que vous nous avez quittés. La petite Agoudat Israël que vous connaissiez est devenue le « Judaïsme unifié de la Torah et du Chabbat » et nous avons une petite sœur séfarade le parti Chass. Et pour vous qui n’avez cessé de rapprocher le monde séfarade, il n’est pas nécessaire de vous expliquer l’impact d’un tel mouvement.
Et pourtant, comme vous l’aviez déjà senti, tout n’est pas simple. Chaque succès a son revers de médaille parfois dangereux. La confrontation autour des valeurs du judaïsme dans l’Etat d’Israël va en s’amplifiant. Le status-quo existe mais il est confronté à des tentatives de réforme et de modification. Cet accord suscite toujours le débat et la démagogie. Et le succès de notre courant orthodoxe devient pour beaucoup une forme de menace.
Lorsque l’on découvre le respect dont vous faisiez l’objet à votre époque de la part de vos collègues de la Knesset, on se languit d’une telle relation : « Lorsque le rav Levin prend la parole, disait le ministre de l’Education Zalman Aran, je ne peux pas ne pas écouter attentivement car je sens que c’est comme si mon père et mes grands-parents me parlaient ». Même Golda Méïr avait dit que vos propos avaient suscité en elle des réflexions de Techouva… Malheureusement, aujourd’hui cette époque est révolue.
Notre espoir se résume dans le message que vous avez répété comme un leitmotiv durant toute votre vie : « Qui de nos jours peut douter de l’existence de miracles. Car notre peuple n’a pas connu en 2000 ans d’Exil des victoires telles que celle que notre génération a vécu durant la guerre d’Indépendance, durant la guerre du Sinaï et à plus forte raison durant la guerre des Six Jours. Voilà pourquoi je ne me désespère pas : aujourd’hui nous n’avons pas encore d’Etat conforme à la Torah comme je le souhaiterais mais je suis certain que même ce miracle se produira et Israël reviendra à ses racines et à sa Torah. »
Il ne nous reste plus qu’à nous joindre à vos souhaits et à attendre l’arrivée certaine de ce grand miracle,
Israël Grobeis
Biographie express du rav Itzhak Meir Levin zal
Le rav Itzhak Meir Levin est né en 1893 près de Varsovie dans une grande famille de la ‘hassidout de Gour puisque son grand-père était le très célèbre Admour de Gour, le Sfat Emet. Le rav Levin se mariera d’ailleurs avec sa cousine qui était la fille de l’Admour suivant, le Imré Emet. En 1930, il est élu président de l’Agoudat Israel en Pologne et en 1939, il devient le président de l’Exécutif mondial de l’Agoudat Israël. Un mois après le début de la guerre , il parvient à quitter la Pologne et arrivera en Eretz Israel en 1940. En 1948, il signe la déclaration d’indépendance et devient ministre des Affaires sociales. Il sera député pendant plusieurs décennies jusqu’à la 7ème Knesset. Il s’éteint durant l’été 1971 à Jérusalem. Son fils sera le premier rédacteur en chef d’Hamodia. D.H.