Comment donner à nos enfants l’envie de participer activement au Séder ? Que nous apprend-il sur la notion centrale du judaïsme qu’est la transmission, qui permet de transformer le savoir en engagement spirituel ? Réponses du roch kollel Vezot Leyehouda de Jérusalem.
Haguesher : On dit que l’enfant est naturellement libre. On pourrait donc s’interroger sur l’importance de la transmission dans le rituel et l’esprit de Pessa’h, fête de la liberté par excellence. A-t-on réellement besoin d’« enseigner » cette notion apparemment si simple ?
Rav Raphaël Sadin : Elle n’est pas simple du tout car le judaïsme établit une corrélation entre la liberté et la connaissance. Il faut accumuler un immense savoir pour être pleinement maître de son destin. C’est pourquoi l’éducation est au cœur du Séder. La Haggada est un extraordinaire traité pédagogique. La manière dont elle est conçue peut servir de modèle, à mon sens, à tous les manuels scolaires, quels que soient la discipline enseignée et l’âge des élèves.
– La Haggada est surtout caractérisée par une interaction entre l’adulte et l’enfant, qui ne doit pas se contenter d’écouter. Sa participation est constamment sollicitée…
– C’est l’essentiel en effet. Quatre conditions sont nécessaires pour être bien certain d’avoir lu la Haggada conformément à la Halakha, pour en être « quitte ». Ces conditions sont passionnantes parce qu’elles représentent en quelque sorte un guide de bonnes pratiques en matière de transmission. En premier lieu, il faut susciter l’intérêt en récitant le texte à haute voix et en alternant questions et réponses autour de la table du Séder. Deuxième condition : le jeune doit entrer dans un dialogue véritable avec les personnes réunies ce soir-là et s’extraire de la « somnolence de l’être » qu’est le silence. Cet arrachement, cette entrée dans le langage est le début de la liberté. Je vous rappelle d’ailleurs que si l’on décortique le mot Pessa’h, on obtient « pe », c’est-à-dire la bouche, et « ssa’h », une racine évoquant la discussion. Car l’information brute est inopérante. Elle doit pénétrer profondément en nous au moyen de la relation humaine et devenir une partie vivante de notre âme. C’est ainsi qu’elle se transforme en connaissance. Une mutation primordiale : le Talmud souligne qu’en son absence, nous serions semblables à un « âne portant des livres » (« hamor nossé sefarim »). Puis, la connaissance se métamorphose à son tour en compétence qui provoque l’engagement existentiel demandé par Hachem.
– Quelle sont les autres conditions ?
– Dire toute la vérité sur la souffrance que nos aïeux ont subie en Egypte et relater de façon détaillée et compréhensible le poids de l’esclavage et de l’idolâtrie qui régnaient alors. Si seule la libération de notre peuple est mise en avant, nous n’avons pas accompli la mitsva. Vous savez que l’on consomme du même mouvement la matsa et les herbes amères, symbole de ce joug imposé aux Hébreux sous la férule de Pharaon. Cette condition est liée à une notion centrale pour nous, Juifs, et pour l’humanité en général : tout apprentissage passe par des remises en cause permanentes. S’installer dans le confort (que je qualifierais de bourgeois) des acquis cognitifs définitifs ne mène à rien. C’est parce que nous étions esclaves que nous avons eu le courage de rejeter le passé. Sur les plans pratique comme théorique, la proximité des ténèbres nous incite à rester éveillé et avancer. Pour exprimer cette idée autrement, on ne peut progresser sans garder ses échecs – et leurs causes ! – en mémoire. Ils provoquent une inquiétude, une insécurité nous poussant à mieux comprendre pour mieux agir. C’est pourquoi l’obscurité égyptienne ne saurait être dissociée du formidable élan positif qui nous a sauvés. La quatrième condition se rapproche de la première : l’impératif de lire à voix haute. Il s’agit de la nécessité absolue de parler « à quelqu’un » et en aucun cas pour soi-même. Imaginons que des circonstances exceptionnelles vous obligent à célébrer le Séder dans la solitude. Alors vous devez réciter la Haggada en vous adressant clairement à votre propre personne. C’est une démarche inassimilable à la lecture d’un livre, par exemple. Car Pessa’h est inconcevable sans altérité, même si elle demeure un peu fictive dans ce cas précis. Cette altérité correspond au souci pédagogique le plus pur : le texte racontant la sortie d’Egypte est le contraire d’un cours magistral ou a fortiori d’un bourrage de crâne. « De même que tous les visages sont différents, tous les esprits sont particuliers », souligne la michna. Il faut prendre en charge la singularité cognitive de chacun et s’y adapter. « Nous devons aimer la personnalité de l’enfant », résumait déjà à l’époque médiévale Rabbi Yehouda Ha’hassid dans son ouvrage de référence : « Séfer Ha’hassidim ». Il remarquait qu’un bon pédagogue s’évertuait d’abord à encourager les aptitudes naturelles de son élève, quelles qu’elles soient, à le féliciter pour ses initiatives individuelles dans le cadre du processus d’apprentissage. Vous voyez que la méthode Montessori, qui a inspiré certains éducateurs juifs de l’ère moderne – comme Jacob et Rachel Gordin zal, lesquels ont beaucoup compté en France -, n’est pas si nouvelle !
– La méthode dont vous parlez se décline-t-elle de la même manière vis-à-vis des fameux quatre fils du soir du Séder ?
– Oui, en ce sens que les adultes ont pour mission de répondre aux attentes de chacun d’entre eux. Le premier est sage et intelligent. Il faut donc, d’emblée, le plonger dans la profondeur halakhique qui est l’essence même de la Haggada, comme l’affirmait le Brisk Rouv. Ce récit incite à l’investigation et aboutit à l’allégresse du savoir, autrement dit à la compétence et la liberté que j’évoquais précédemment. Quid du deuxième fils, le tam – le niais ou le simplet ? Il pose une question précieuse : « Qu’est-ce que ce repas sortant de l’ordinaire ? » Soyons sensibles à la vibration infinie de son interrogation et ne fermons pas la porte en rétorquant de façon abrupte : « Nous commémorons évidemment la sortie d’Egypte ». Entrons au contraire dans les détails et subtilités de Pessa’h, dans toute sa complexité, pour donner à cet enfant le goût de l’étude et de la réflexion.
– Pour un pédagogue, le troisième fils « qui ne sait même pas » poser de questions représente un défi de taille. Comment le résoudre ?
– C’est le problème numéro un des éducateurs : comment se comporter face à un jeune qui, apparemment, ne s’intéresse à rien ? L’essentiel est d’établir, ici encore, une relation de confiance. Nous avons affaire à un triangle : l’enseignant, l’enseigné et la connaissance. Eh bien, il faut laisser la connaissance de côté, provisoirement bien sûr, afin d’entrer en communication affective avec l’élève. Pour y parvenir, je dirais presque que tout est permis : pour commencer, c’est son univers qui compte. S’il veut jouer, jouez avec lui et oubliez la Torah le temps de l’acclimater à la personne que vous êtes en prenant ses aspirations au sérieux. C’est ainsi que le Maharal de Prague voyait les choses et il avait entièrement raison. Enfin, le dernier fils, le pervers qui s’extrait de la communauté et ne se sent pas concerné par la fête, est structuré par une idéologie bien déterminée. Notre dialogue avec lui sera crucial dans la mesure où il considère Pessa’h comme un épisode historique parmi des centaines d’autres, qu’il est ridicule ou inutile de ressasser des millénaires plus tard. Il fait montre du même matérialisme qui prévalait en Egypte. Il faut lui expliquer que cet événement n’est pas bassement prosaïque : c’est une incarnation spirituelle. Comme la liberté, elle est éternelle et Avraham Avinou lui-même, bien avant la Révélation sinaïtique, célébrait la Pâque ! « La spiritualité est un concept plus ancien que le monde », écrivait le grand philosophe juif Emmanuel Levinas zal.
– Que répondre à ceux qui estiment que la casherout de Pessa’h, la longueur de la période sans hamets et ses multiples contraintes sont trop lourdes, que la liberté peut se concevoir autrement qu’à travers cette série d’obligations ?
– Toute élévation religieuse nécessite des efforts, comme tout apprentissage. En tant que Juifs, il nous est impossible d’appréhender les choses autrement. Ceux qui refusent de l’admettre et souhaitent créer un « Juif nouveau » éloigné de la Halakha, comme c’est le cas de certains mouvements ‘hilonim militants en Israël, s’exposeraient à la désintégration de notre peuple et de l’Etat s’ils obtenaient gain de cause.
Propos recueillis par Axel Gantz