Parmi les différentes pièces que Betsalel a fabriquées pour le tabernacle, l’une des plus importantes était l’Arche sainte, laquelle contenait les Tables de la Loi et le Séfer Torah que Moché avait écrit.
Pour chaque élément et pièce du tabernacle, la Torah énumère une série de critères et de dimensions auxquels les fabricants devaient se conformer. Pour la réalisation de l’Arche, D.ieu a prescrit notamment : « Tu la plaqueras d’or pur à l’intérieur et à l’extérieur » (Chémot 25, 11).
Une sélection très stricte
Selon le Talmud (Yoma 72/b), cette condition avait une signification symbolique cardinale : « Cela signifie qu’un “disciple de la Sagesse” (talmid ‘hakham) dont l’intériorité n’est pas conforme aux apparences ne mérite pas le titre de “disciple de la Sagesse” » (Yoma 72/b). En effet, compte tenu du fait que l’Arche renfermait les Tables de l’Alliance, elle représentait dans le Temple l’homme érudit, qui est également un support pour la Torah. Selon cette comparaison, il apparaît que le talmid ‘hakham doit être semblable à l’Arche, au point qu’aucun écart ne sépare ses valeurs intérieures de ce qu’il paraît être aux yeux des gens.
Ce principe constituait un règle de conduite pour de nombreux Sages de la Michna et du Talmud, qui choisissaient avec mille soins les élèves auxquels ils transmettaient leur savoir. Ainsi, Rabban Gamliel, avait engagé les services d’un gardien, dont les fonctions consistaient à trier les disciples autorisés à entrer dans la maison d’étude. Le critère d’acceptation était que leur attitude extérieure devait être en parfaite conformité avec leur intériorité. Cette sélection très stricte dura pendant toute la période où Rabban Gamliel exerça les fonctions de Prince. Cependant, du jour où il quitta cette fonction, la politique de la maison d’étude changea du tout au tout : depuis lors, on accueillit tout élève désireux d’apprendre la Torah, sans tenir compte de ses qualités morales. Aussitôt, le nombre des bancs fut décuplé, au point que quatre cents, voire sept cents bancs supplémentaires durent être ajoutés pour accueillir les nouveaux arrivants…
Peut-on redresser la barre ?
Nous voyons donc là deux attitudes différentes à adopter dans le choix des élèves : soit les trier sur le volet, comme le faisait Rabban Gamliel, soit au contraire ouvrir grand les portes de la maison d’étude, dans un esprit d’ouverture tolérante.
En réalité, les racines de cette alternative se retrouve dans ce célèbre enseignement : « Les Hommes de la Grande Assemblée préconisaient : “Ayez de nombreux élèves !” » (Avot 1, 1). Or, dans le contexte de cette recommandation, nous retrouvons une discussion édifiante qui fait clairement écho aux différentes positions précitées : « Bet Chamaï affirme : “Un maître ne devra enseigner qu’à un élève doté de sagesse et d’humilité, issu d’une belle ascendance et fortuné”. Bet Hillel rétorque : “On peut former tout individu, puisque grâce à l’étude de la Torah, de nombreux impies revinrent sur le droit chemin et devinrent des hommes droits, pieux et probes” » (Avot Dérabbi Nathan ch. 1, 9).
Voilà donc la question de fond qui opposait Rabban Gamliel aux Sages qui l’ont succédé : doit-on nécessairement posséder une bonne base morale pour pouvoir accéder à l’étude de la Torah ? Ou peut-on au contraire s’en remettre au fait que l’étude elle-même transfigurera l’individu qui s’y adonne, quel qu’il soit ?
Conformément à la première approche, Bet Chamaï estime que sans une base saine et propice, l’étude risque au contraire de causer plus de torts que d’avantages. Il prescrit à cet égard que le disciple soit tout d’abord doté de sagesse et l’humilité, deux qualités requises pour s’assurer que les enseignements de la Torah soient convenablement recueillis par lui, en accordant foi au maître sans dénaturer son message. En outre, l’élève devra être issu d’une lignée prestigieuse et être riche. De la sorte, on aura la certitude qu’en étudiant la Torah, il ne cherche pas à « se faire un nom » au sein d’une élite, ou encore à rehausser sa condition sociale.
Quant à Bet Hillel, il préconise la voie opposée, consistant à ouvrir grand les portes du Bet Hamidrach, afin que quiconque le souhaite puisse s’adonner à l’étude. Cette prise de position repose sur la conviction que lorsqu’un individu commence à étudier la Torah, ses enseignements ont un effet bénéfique sur sa personnalité et ne manqueront pas d’améliorer ses qualités.
En ce sens, la vie et l’œuvre de Rabbi Akiva illustrent parfaitement ce point de vue. Le Talmud relate que pendant les quarante premières années de sa vie, il considérait les Sages de la Torah avec mépris et condescendance, au point d’éprouver une véritable hargne à leur endroit. Mais la rencontre avec Ra’hel, sa future femme, l’incita à commencer à étudier la Torah, à laquelle il se dévoua corps et âme pendant vingt-quatre ans. C’est ainsi qu’en dépit de son acrimonie, Rabbi Akiva devint l’un des plus grands Sages que le peuple juif ait jamais connus, l’un des maillons indispensables de la transmission de la Torah…
Honore et redoute…
Concrètement, c’est l’avis de Bet Hillel qui a été retenu par la halakha : il nous incombe d’accepter tout disciple désireux d’apprendre la Torah, sans nécessairement l’examiner sous toutes les coutures.
Cependant, en dépit de cette décision, nous pouvons lire ailleurs dans le Talmud (‘Houlin 133/a) : « Quiconque instruit un élève non méritant sera finalement jeté au Guéhinam. » Cet enseignement constitua la base d’une décision rapportée par le Rambam : « On ne peut enseigne la Torah qu’à un élève ayant de belles qualités morale, ou même à un élève ordinaire. Mais si un individu sollicitant notre enseignement est dévoyé, on le ramènera d’abord sur le droit chemin, on examinera ses dispositions morales et ensuite seulement, on le laissera entrer dans la maison d’étude » (Lois sur l’étude de la Torah 4, 1). N’y a-t-il pas là contradiction avec ce que nous avons précédemment vu ?
En réalité, nous pouvons envisager de résoudre cette contradiction de la manière suivante. Nous savons qu’en règle générale, nous avons l’obligation de considérer chaque individu comme étant juste et probe. Le dicton dit bien à ce sujet : « Kabedéhou vé’hachedéhou » – Honore l’inconnu, mais ne cesse jamais de le suspecter ! En clair, chaque individu a droit au bénéfice du doute : tant que sa duplicité n’aura pas été prouvée, nous devons le considérer avec un œil indulgent, sans pour autant céder à une naïveté qui pourrait être fatale…
Cela étant, lorsqu’un homme vient frapper aux portes de la maison d’étude et que nous ignorons quelles sont ses qualités, différentes options se présentent à nous. Nous pouvons soit le soumettre à un examen scrupuleux, comme le prône Bet Chamaï, ou nous pouvons l’accepter en lui offrant le bénéfice du doute. Telle est l’opinion de Bet Hillel lorsqu’il parle de « tout individu », et le Rambam lui-même évoque ce cas en évoquant le cas de l’élève « ordinaire ».
En revanche, si nous savons d’emblée que l’individu en question a déjà adopté des mœurs douteuses et que son attitude ne correspond pas aux valeurs de la Torah, nous ne pouvons l’accepter tel quel sur les bancs du Bet Hamidrach : il nous incombe d’abord de le remettre dans le droit chemin, et lorsqu’il sera animé de meilleure disposition, il pourra alors se consacrer à l’étude pure et divine de la Torah…
Yonathan Bendennoune