Au début de notre paracha, le Saint béni soit-Il adresse ces mots à Moché : « J’ai apparu à Avraham, à Its’hak et à Yaacov par [le Nom] Kel Chakaï, mais par mon Nom Hachem Je ne me suis pas fait connaître à eux » (Chémot 6, 2-3).
Les sentiments d’un chef pour son peuple
Selon le Midrach (que cite Rachi loc. cit.), ces paroles renferment un reproche sous-entendu : les patriarches avaient accordé une confiance absolue au Maître du monde, contrairement à Moché qui récrimina au premier échec. En effet, bien qu’Il Se soit manifesté à eux de manière plus voilé qu’à Moché – notamment à travers les Noms divins qu’Il leur a révélés – ils n’ont jamais émis le moindre doute quant à Ses promesses. Ainsi, D.ieu avait juré à Avraham de lui offrir tout le pays de Canaan. Pourtant, il a dû payer le prix fort pour enterrer son épouse Sarah, sans faire valoir son droit naturel sur le pays. Its’hak avait reçu l’ordre divin de demeurer dans cette contrée, et il a pourtant eu le plus grand mal à y trouver de l’eau, seulement au prix d’altercations avec les peuples autochtones. De même pour Yaacov qui, de retour de chez Lavan, a dû acheter une portion de terrain espèces sonnantes et trébuchantes. Or, aucune d’eux n’a jamais émis le moindre doute quant à la validité des promesses divines : Lui accordant une foi sans borne, ils ont accepté leur sort sans broncher. A contrario, Moché a fait preuve d’une circonspection mal à propos : constatant que sa mission ne progressait pas, il est immédiatement retourné trouver D.ieu en se plaignant amèrement : « Depuis que je me suis présenté à Pharaon pour parler en Ton Nom, le sort de ce peuple est devenu plus mauvais, et Tu n’as nullement sauvé Ton peuple ! » (supra 5, 23).
Cependant, il convient néanmoins de relever, à la décharge de Moché, une différence fondamentale entre ces différentes circonstances. Certes, les patriarches ont été frappés par de nombreuses épreuves, qui semblaient contredire les grandes promesses divines. Mais à la différence de Moché, ils n’étaient pas des dirigeants : ils n’avaient qu’à se soucier d’eux-mêmes et des leurs. Ils n’étaient pas les guides d’un peuple entier, responsables du sort de plusieurs millions d’âmes… Aussi, lorsque Moché est venu se plaindre, ce n’est pas du tout en considération de son propre confort, mais uniquement à l’égard des souffrances de ses frères qui ne cessaient de s’intensifier. En tant que fidèle berger d’Israël, n’était-ce pas justement son rôle de « se plaindre » des sévices infligés aux esclaves hébreux ? Dès lors, que signifie le blâme à peine voilé que D.ieu lui adresse ici ?
Entre « amer » et « mauvais »…
En réalité, le reproche divin ne réside pas tant dans le fond de la plainte de Moché, que dans la forme avec laquelle il s’est exprimé. Voici en effet les mots qu’il a alors employés : « Éternel, pourquoi accables-Tu ce peuple “de mal” ? (…) Depuis que je me suis présenté à Pharaon, le sort de ce peuple est devenu plus “mauvais” ! » (ibid. v. 22-23). À ses yeux, ce n’était pas seulement la souffrance du peuple qui était regrettable, mais surtout le mal qui l’accablait. En clair, ces mots cachaient la pensée selon laquelle une épreuve renferme un « mal » véritable – une finalité néfaste par essence, absolument pernicieuse et destructrice.
Or, compte tenu de la mission à laquelle Moché était destiné, une telle formulation ne pouvait être tolérée. Pour le futur plus grand prophète de l’humanité, il devait être évident que tout événement au monde possède une finalité positive, car c’est une Main bienveillante et généreuse qui guide toute l’existence. Tel était donc le reproche sous-entendu dans les paroles de D.ieu à Moché : si les patriarches ne se sont pas plaints auprès de Moi, ce n’est pas (seulement) parce qu’ils acceptaient les épreuves avec soumission et abnégation. En réalité, ils n’envisagèrent jamais de récriminer contre leur sort, simplement parce qu’à leurs yeux il était évident que leurs adversités ouvriraient un jour la porte à un indicible bonheur.
Le ‘Hafets ‘Haïm comparait cela à un remède que, bon gré mal gré, on est contraint de prendre pour faire disparaître une affection. Parfois, ces médicaments ont un goût désagréable, voire infect. Méritent-ils pour autant d’être qualifiés de « mauvais » ? Absolument pas. Au contraire, ils sont hautement bénéfiques. Ils ont simplement un effet déplaisant sur le moment, mais celui-ci est nécessaire en vue d’obtenir une guérison définitive.
Pas de place à l’injustice !
Nos Sages enseignent qu’en Egypte, Moché avait écrit des parchemins que les enfants d’Israël lisaient le Chabbat. Pharaon s’efforça d’empêcher ces écrits de se propager, et c’est à ce sujet qu’il est écrit : « Qu’ils ne se vouent pas à des propos mensongers ! » (Chémot 5, 9). Quelle était donc la teneur de ces parchemins ? Selon Rabbi Yaacov Kaminetski, on peut envisager les choses ainsi : le Talmud (Baba Batra 14/b) attribue un certain nombre de psaumes à Moché. Il est donc probable que ce sont ces chapitres que les Hébreux lisaient en Égypte, notamment le célèbre : « Cantique du jour du Chabbat » (ch. 92).
Or, si l’on examine les versets de ce psaume, on s’aperçoit qu’hormis dans son titre, il n’évoque absolument pas le jour du Chabbat ! Qu’est-ce qui lui a donc valu cet intitulé ? C’est que le thème central de ce texte est la douloureuse constatation de voir que, d’une part, certains mécréants « fleurissent comme l’herbe », pendant que des justes authentiques connaissent une vie de souffrances. Ce psaume se conclut cependant ainsi : « Pour proclamer que l’Éternel est droit, qu’Il est mon Rocher qui ne connaît pas l’injustice ! » – c’est-à-dire qu’en dépit des souffrances qui frappent des hommes innocents, nous devons avoir la conviction que ces épreuves sont passagères, et qu’elles seront le vecteur d’un bonheur infini. Voilà pourquoi ce psaume est un « cantique du jour du Chabbat » : le Chabbat est le couronnement des six jours de la semaine, celui où, finalement, on récolte le fruit de notre labeur en découvrant un monde de spiritualité. Ainsi en est-il de toutes nos épreuves, qui tapissent la voie conduisant à la porte de notre félicité. C’est donc ce cantique qui accompagna les enfants d’Israël durant la servitude égyptienne, et qui leur permit de garder espoir au cœur même de l’oppression.
Voilà le message que Moché apprit de son erreur, après qu’il eut qualifié le sort de ses frères de « mauvais ». Et c’est ce message qu’il légua aux enfants d’Israël à travers ce « cantique du jour du Chabbat » – un cantique empreint de force et d’espoir…
Yonathan Bendennoune