Écouter (ou raconter…) des histoires de tsadikim, c’est bien. Très bien même. Cela nous donne de bons exemples à imiter dans toutes sortes de domaines comme l’étude de la Torah, la prière ou encore la tsniout. Mais il faut savoir qu’il y a tout de même un « effet secondaire » indésirable. Lequel ? te demandes-tu. Le suivant :
Prenons par exemple le cas de Rav Aharon Yéhouda Leib Steinman zatsal qui nous a malheureusement quittés il y a quelques semaines. Suite à sa disparition, nous avons été inondés de toutes parts de récits et d’anecdotes sur sa sagesse, son humilité et sa simplicité légendaires. Nous avons découvert par exemple que son repas quotidien se limitait à une pomme de terre bouillie et à quelques cuillerées de flocons d’avoine bouillies. Qu’il n’avait jamais mangé de gâteau ni d’autre pâtisserie. Et que lorsque ses hôtes insistaient pour qu’il goûte au délicieux buffet qu’ils avaient préparé en son honneur, il se contentait de grignoter un demi-grain de raisin !
Bien sûr, lorsqu’on entend de telles choses, on est terriblement impressionné. Mais en même temps, il y a une petite voix en nous qui nous chuchote : « Tu vois bien, ce Rav était un ange déguisé en homme. Même si tu faisais des efforts pendant toute ta vie, tu ne lui arriveras jamais à la cheville. Ne pense même pas à l’imiter. Tu ne pourras jamais arriver à son niveau ! »
Et sais-tu pourquoi de telles pensées défaitistes nous traversent l’esprit ? Eh bien parce que nous pensons à tort que nos Rabbanim sont nés parfaits. Qu’ils n’ont jamais été enfants. Qu’ils n’ont jamais été préoccupés par les broutilles qui nous préoccupent. Qu’ils n’ont jamais eu à surmonter des épreuves pour devenir ce qu’ils sont devenus.
Ce que nous oublions, c’est que la plupart des histoires de tsadikim décrivent le résultat d’une « escalade » de toute une vie. Or avant d’arriver au pic de la montagne, nos maîtres ont gravi des pentes escarpées. Ils ont bravé le froid, les tempêtes. Ils ont même parfois trébuché. Mais cela ne les a jamais empêchés de poursuivre leur ascension. Leur persévérance a payé. Et ils ont fini par arriver au sommet.
Si j’ai choisi l’histoire que je m’apprête à te raconter, c’est précisément parce qu’elle illustre cet aspect trop souvent ignoré des histoires de nos sages. Parce qu’elle nous prouve que nos tsadikim ne sont pas nés tsadikim. Ils le sont devenus !
Or si nous gardons cette idée en tête, nous aurons toutes les chances de le devenir à notre tour.
* * *
À l’époque de Moché Rabbénou, vivait un roi arabe unique en son genre. Je ne connais pas son nom, mais si tu n’y vois pas d’inconvénients, je propose qu’on l’appelle Abdallah Wouahdimziana.
Ce fameux Abdallah Wouahdimziana avait un don très particulier. C’était un expert en décryptage morphopsychologique. Hé, attends. Pas la peine de « wikipédier » pour savoir ce que cela signifie. Je vais te l’expliquer sur-le-champ. En gros, ce roi savait « lire » les visages. Il avait la capacité d’analyser la personnalité d’une personne en observant simplement les traits de son visage.
Évidemment, Wouahdimziana ne se privait pas de mettre à profit son talent. Il l’utilisait pour démasquer les éventuels rebelles dans sa cour. Il l’employait pour identifier les éventuels imposteurs quand il faisait du commerce avec des rois des pays voisins. Le seul cas où il ne put pas exploiter son talent fut le jour où il choisit la mauvaise épouse pour son fils. Eh oui, l’affreuse Khadijea Abdellaziz avait pris soin de cacher sa cruauté et son égoïsme en se cachant sous un hijab, ce voile qui couvre tout le visage…
Passons sur les détails désagréables de leur mariage raté. Ce qui nous intéresse, c’est qu’un beau matin, Wouahdimziana est informé de tous les miracles que le Tout-Puissant a effectués pour les Hébreux. Depuis les 10 plaies d’Egypte. Jusqu’au don de la Torah sur le mont Sinaï. En passant par la traversée de la Mer rouge.
Mais qui retient vraiment son attention, c’est que tous ces prodiges exceptionnels se sont produits par l’intermédiaire d’un homme appelé Moussa (Moché Rabbénou chez les arabes).
L’après-midi même, alors qu’il sirote un verre de thé au nana en tenant une grosse datte medjoul entre les dents, il confie aux membres de sa cour :
— Ah, que ne donnerais-je pas pour observer le visage de près de cet homme et y déceler toutes ses qualités exceptionnelles ! Cela me changera un peu du genre de visages qui m’entourent généralement…
Ahmad, le conseiller du roi, qui n’avait pas manqué de relever la « pique » royale, se creuse les méninges pour trouver une suggestion lui permettant de regagner l’estime de Wouahdimziana. C’est alors qu’une idée lumineuse lui traverse l’esprit.
— Votre Altesse, je propose d’envoyer Youssouf le peintre dans le désert du Sinaï pour brosser un portrait fidèle de ce fameux Moussa ! De cette manière, vous pourrez admirer sa physionomie tout en restant bien au frais dans votre palais !
— Excellente idée, Ahmad. D’ailleurs, il me semble que je commence à déceler une nouvelle lueur d’intelligence tout au bout de ton nez ! Et maintenant, au travail ! Je veux voir ce portrait accroché dans mon palais d’ici trente jours ! Sinon, tu peux dire au-revoir à tes deux narines !
Ahmed se précipite dans l’atelier de Youssouf le peintre pour lui confier la mission royale. En chemin, il ne peut pas résister à faire un petit détour par le fleuve pour admirer son reflet dans l’eau limpide. « Le roi a raison, se dit-il tout en caressant affectueusement le bout de son nez, j’ai vraiment un air intelligent ! »
Vingt-neuf jours, vingt-trois heures et cinquante-cinq minutes plus tard, un chameau tout essoufflé s’effondre devant le palais royal. Il porte un homme aux vêtements tout barbouillés de peinture. Ainsi qu’un immense tableau soigneusement entouré d’épaisses couvertures.
Il est accueilli avec un cri de soulagement par un autre homme qui triture nerveusement le bout de son nez…
— Ah vous voilà ! s’exclame Wouahdimziana en apercevant Ahmed et Youssouf, ses deux sujets. J’étais à deux doigts de préparer mon bistouri pour faire disparaître ton nez ! Montrez-moi immédiatement ce tableau !
Avec mille précautions, Youssouf le peintre déballe le portrait du dirigeant d’Israël pour le déposer soigneusement sur un chevalet. Mais lorsque le souverain pose son regard dessus, il entre dans une terrible colère.
— Espèce d’imposteur ! tonne Wouahdimziana. Le visage de l’homme que tu as peint n’est pas celui de Moussa ! C’est celui d’un homme arrogant et cruel ! D’un homme capable des pires crimes. Ce n’est sûrement pas l’homme choisi par Allah pour délivrer les Juifs d’Égypte et leur donner la Torah !
— Je vous le jure sur le Coran ! se défend Youssef. J’ai parcouru des milliers de kilomètres pour rejoindre le camp des Hébreux et j’ai fait des pieds et des mains pour avoir une audience avec leur dirigeant. L’homme que vous voyez sur ce tableau est bel et bien Moussa !
— Et en plus, il insiste ! vocifère le roi. Te voilà condamné à mort ! Abdelmoudjib, Abdelmouneim, débarrassez-moi de ce fieffé menteur et jetez-le dans la fosse aux lions ! Quant à toi, Ahmad, je t’accorde une dernière chance. Débrouille-toi pour envoyer un deuxième peintre jusqu’au camp des Hébreux, et accompagne-le pour t’assurer qu’il rencontre bien Moussa et pas un bandit de grand chemin !
Le conseiller du roi ne se le fait pas dire deux fois. Il prend ses jambes à son cou et court en direction du quartier des artistes.
Son nez est sain et sauf. Mais pour combien de temps encore ?!
À suivre…