« Déborah, la nourrice de Rivka, mourut… D.ieu apparut encore à Yaacov… Il lui dit : Ton nom est Yaacov, tu ne seras plus appelé Yaacov, mais ton nom sera Israël » (Béréchit 35, 8-11). En même temps que Déborah, Rivka quittait elle aussi ce monde (Béréchit Rabba 81, 5 ; Rachi). D.ieu apparut alors à Yaacov afin de le consoler (Rachi), et par la même occasion, pour lui annoncer son nouveau nom : Israël. Après sa défaite dans le combat qui l’opposa à Yaacov, l’ange lui avait annoncé ce changement de nom (32, 29). Mais curieusement, D.ieu n’en tint en compte qu’après le décès de Rivka. Pourquoi a-t-Il attendu ?
La sollicitude de Rivka
Au moment où décéda Elicha ben Avouya, maître talmudiste devenu hérétique, il ne put être admis ni en enfer, en raison de son immense savoir en Torah, ni au Paradis, à cause de ses nombreux péchés. D’après l’avis de son élève Rabbi Meïr, il était préférable pour son maître qu’il aille d’abord en enfer, afin d’expier ses fautes, après quoi il serait admis au Paradis. Rabbi Meïr annonça alors qu’à sa propre mort, il interviendrait dans le Ciel pour faire admettre cette sentence. En effet, après sa disparition, on put apercevoir de la fumée sortir de la tombe d’Elicha ben Avouya, preuve de son admission en enfer. Mais une centaine d’années plus tard, la fumée s’échappait toujours de la tombe, et Rabbi Yo’hanan critiqua alors Rabbi Meïr pour son initiative, l’accusant de ne pas avoir réussi à obtenir la deuxième partie de son souhait. Il déclara alors qu’à sa propre mort, il tenterait à son tour de faire sortir Elicha de là-bas. Sa requête fut acceptée et dès la mort de Rabbi Yo’hanan, la fumée disparut (‘Haguiga 15/a).
En fait, lorsque D.ieu condamne le pécheur, Il ne le juge pas Seul, mais avec Son « Tribunal », et Il consulte également l’avis des humains vivant à cette époque. En effet, Il ne veut pas paraître trop sévère à l’esprit humain. Avant de détruire la ville de Sedom, Il sollicita ainsi l’avis d’Avraham. Ses jurés sont donc des anges et des hommes justes, vivants ou décédés, qui connaissent la mentalité des gens de leur génération et qui ont vécu ces expériences spécifiques.
Lorsque le ‘Hafets ‘Haïm (1838-1933) disparut à l’approche de Roch Hachana, les Rabbanim avisèrent qu’on fasse aussitôt attention à ne pas proférer de médisance, car lors du jugement du jour de Roch Hachana, le maître serait sans doute invité au Tribunal céleste pour donner son avis. Réputé pour la vigilance avec laquelle il surveillait sa parole, il défendrait à coup sûr ceux qui l’imitaient.
Ainsi, le Tribunal céleste tint compte des avis de Rabbi Meïr et de rabbi Yo’hanan. Nous comprenons ainsi ce qui se passa à la mort de Rivka. Elle souffrait le martyre des railleries d’Essav, pour qui Yaacov était le nom qui convenait le mieux à son frère : « Essav dit : Est-ce parce qu’on l’a appelé du nom de ‘Yaacov’ qu’il m’a talonné deux fois ? Il a subtilisé mon droit d’aînesse, et le voilà encore dérobant ma bénédiction » (Béréchit 27, 36).
Cette accusation pouvait aussi nuire à sa descendance, qui serait incriminée de porter le même défaut. Or, Yaacov n’y était pour rien : craignant la disgrâce d’Its’hak, il avait refusé de duper son père. C’était sa mère qui l’avait obligé à se conduire de la sorte, c’était elle qui l’avait vêtu de la tenue d’Essav et qui lui avait remis les mets pour son père, en lui assurant que rien de mal ne lui arriverait : « Sur moi, ton éventuelle malédiction [de la part de ton père] ! » (27, 13). Par ces mots, elle s’était engagée à ce qu’une fois arrivée au Ciel, elle plaiderait pour qu’on efface toute infamie sur sa personne. Respectant son serment, dès qu’elle y arriva, D.ieu changea immédiatement le nom de Yaacov en Israël.
Mais la mort de Rivka n’intervint pas immédiatement après le combat qui opposa Yaacov à l’ange d’Essav, où ce dernier promit le changement du nom. Elle est encore en vie lorsque Yaacov s’abaissa et se prosterna sept fois devant Essav. Il ne risqua pas de provoquer la violence d’Essav : sa propre survie et celle de toute sa famille lui était plus importantes, et il dut alors user encore d’un peu de flatterie. Ainsi fut-il lorsque Dina fut emprisonnée à Chekhem : un faux pas de la part de Yaacov aurait coûté la vie à sa fille. Il laissa donc ses fils ruser, qui profitèrent de la faiblesse des hommes de Chekhem suite à la circoncision. Rivka priait pour la réussite de ces manœuvres « malhonnêtes ». Une fois celles-ci terminées, Yaacov pouvait dorénavant agir avec souveraineté et avec une sincérité absolue, comme son cœur le désirait et comme l’indique le nom Israël. C’est à ce moment que Rivka décéda, et elle continua à défendre son fils aimé devant le Tribunal céleste.
L’éthique publique à l’image de l’éthique privée
Concernant le sauvetage de Dina, il ne s’agissait pas uniquement de la protéger elle seule, mais aussi toute la dynastie qu’elle engendrerait. Malgré l’aspect ignoble de son acte, Chekhem avait (si on peut dire) une pensée lechém chamaïm : il désirait une descendance de la famille de Yaacov, et il y parvint puisque Osnat était sa fille (fin Sofrim ; Pirké déRabbi Eliezer 38). « Les frères discutèrent quant au sort d’Osnat : Yaacov suspendit autour de son cou une plaque en or avec sa carte d’identité, et la renvoya de la maison. L’ange Michaël prit soin d’elle et la conduisit en Egypte, où la femme de Potifar l’adopta, et Yossef finit par l’épouser » (Midrach Yalkout Chimoni Béréchit 34, 134).
Ainsi fut-il concernant l’obsession de l’épouse de Potifar à l’égard de Yossef : « Rabbi Yéhochoua ben Lévy dit : Elle voyait par le truchement de l’astrologie qu’elle aurait une descendance commune avec Yossef, mais elle ne savait pas si c’était d’elle-même ou par sa fille (adoptive) » (Béréchit Rabba 85, 3).
En fait, Chekhem était le prince de la ville qui porte son nom, et c’est son père qui vendit le terrain à Yaacov lorsque ce dernier s’y installa (Béréchit 33, 19). Trois siècles plus tard, Yossef y sera enterré : « Les ossements de Yossef, que les enfants d’Israël avaient rapportés d’Égypte, furent enterrés à Chekhem, dans la portion de champs que Yaacov avait achetée des fils de ‘Hamor, père de Chekhem, pour cent kessita, et qui appartient à l’héritage des fils de Yossef » (Yéhochoua 24, 32). Chekhem a sans doute flairé que la royauté des juifs viendrait de lui, et que le roi s’installerait dans sa ville. En effet, Yérovoam descendait d’Ephraïm, fils d’Osnat et de Yossef ; c’est dans cette ville que Re’havam perdit le règne sur les dix tribus (Rois I, 12), et c’est encore ici que Yérovoam devint roi et qu’il fit d’elle sa capitale (Rois I, 12, 25). Yérovoam fut nommé roi par le prophète A’hia de Chilo, sur l’ordre de D.ieu, mais malheureusement, l’orgueil lui fit perdre la tête. Afin que les dix tribus ne retournent pas sous la domination de Re’havam, Yérovoam leur ôte la liberté de monter à Jérusalem pour les fêtes, et place des policiers sur les routes y conduisant (Taanit 30/b). Si Chekhem retenait Dina contre son gré, dans son palais à Chekhem, son descendant Yérovoam retenait au même endroit les juifs contre leur gré sous son emprise. L’homme public se comportait ainsi dans ses affaires publiques de la même manière que son ancêtre avait agi dans ses affaires privées… En clair, il n’y a pas lieu d’espérer des hommes de pouvoir, une gérance plus éthique dans les affaires de l’Etat, que celle dont ils font preuve dans leur vie privée.