En se réveillant de son songe prophétique, Yaacov est saisi de crainte : « L’Éternel est présent en ce lieu, et moi je l’ignorais ! » (Béréchit 28, 16). Cette crainte se transforme rapidement en une profonde ferveur, qui l’incite à prononcer un vœu…
Voici la teneur de ce vœu : « Si l’Éternel est avec moi, s’Il me protège dans la voie où je marche, s’Il me donne du pain à manger et des vêtements pour me couvrir, et si je retourne en paix dans la maison de mon père, l’Éternel sera pour moi D.ieu ! » (v. 20-21).
Trois conditions de vie
Selon le Sforno, ces nombreux « si » successifs – autant de conditions posées à l’accomplissement du vœu – suivent tous une même ligne de pensée. Celle-ci est ainsi exprimée par nos Sages : « Trois choses incitent l’homme à agir à l’encontre de sa propre volonté et de celle de son Créateur : les nations, le “mauvais esprit” et les vétilles de pauvreté » (Erouvin 41/b). Ces trois notions renvoient, elles aussi, à un même principe : elles évoquent des situations si désespérantes, que l’homme qui y est confronté n’est même plus capable d’agir raisonnablement. En clair, pour s’adonner convenablement au service de D.ieu, un minimum de conditions matérielles est requis, sans lequel l’homme en viendrait à commettre des actes auxquels lui-même ne s’identifie pas. Il ne s’agit pas de ne tolérer aucune forme d’épreuve ou d’adversité, mais ces trois situations sont telles qu’elles ne laissent même pas à l’individu l’équilibre nécessaire pour pouvoir agir rationnellement.
En marge de son explication du verset, le Sforno nous livre donc également sa définition de ces trois différentes conditions.
Le contexte social
Tout d’abord, Yaacov a prié D.ieu d’être « avec lui » : « Si l’Éternel est avec moi ». Il s’agit là d’une sorte d’entrée en matière, dans laquelle le patriarche souligne que la bonne réalisation de son vœu nécessite que D.ieu l’assiste dans sa démarche. En clair, Yaacov s’est formellement engagé à ce que « l’Éternel soit pour lui D.ieu » – c’est-à-dire à Lui vouer son existence – pour autant qu’il dispose des moyens nécessaires pour mener à bien cette vocation. Étant donné qu’« à l’impossible nul n’est tenu », Yaacov stipule d’emblée que certaines conditions de vie sont impératives à la réalisation de son vœu.
Ensuite, le patriarche demande que le Créateur « le protège dans la voie où il marche ». Selon le Sforno, cela fait référence aux « nations » dont parlent nos Sages : il s’agit des persécutions et autres adversités dues à la promiscuité avec des peuples malveillants. De fait, Yaacov s’apprêtait à rejoindre ‘Haran, son pays d’origine, où les mœurs étaient à mille lieues de celles inculquées par ses pères. Yaacov savait qu’il risquait fort d’être pris à partie pour ses convictions singulières, et de batailler pour faire valoir son droit à l’existence.
Or, comme notre peuple l’a trop souvent éprouvé dans sa chair, les persécutions et autres sévices infligés par un entourage hostile ôtent à l’individu toute sérénité, l’empêchant même de concevoir son existence rationnellement et de mettre sa vocation en œuvre. C’est ce qui se produisit du temps de l’asservissement égyptien : les Hébreux ont pu prendre conscience de leur situation seulement à la mort de Pharaon, et c’est uniquement alors qu’ils se tournèrent vers D.ieu pour qu’Il les délivre (Chémot 2, 23).
Les vétilles de pauvreté
La deuxième « condition » que Yaacov a énoncée pour être en mesure de respecter son vœu était : « S’Il me donne du pain à manger et des vêtements pour me couvrir. » Comme cela va sans dire, ces mots font référence à la subsistance matérielle, qui correspond à la notion talmudique de « vétilles de pauvreté ». Par cette expression, nos Sages ne se réfèrent pas à une simple gêne financière, mais plus précisément à une situation dans laquelle l’individu doit, pour survivre, pinailler sur les moindres dépenses, s’agripper au moindre sou comme si sa vie en dépendait et s’en tenir à des « vétilles » aussi dérisoires qu’affligeantes.
Or là encore, Yaacov savait que s’il voulait progresser dans la voie de la spiritualité, il devait s’en donner les moyens matériels. C’est à cette seule condition qu’il pouvait faire le vœu que « l’Éternel fût pour lui D.ieu » – et s’adonner pleinement et sereinement au service du Créateur.
La troisième et dernière condition émise par notre patriarche était : « Si je retourne en paix dans la maison de mon père… » Toujours selon le Sforno, cela fait référence au « mauvais esprit » dont parlent nos Sages, à savoir « les maladies qui sont également susceptibles de conduire l’homme à transgresser » la volonté de son Créateur autant que la sienne propre. Là encore, un certain équilibre physique, qui ne soit pas perturbé par des maladies et autres dysfonctionnements, est indispensable pour pouvoir progresser spirituellement.
Zévouloun avant Issakhar
Pour le Sforno, ce principe est fondamental dans l’esprit de la Torah : comme il le souligne en différents endroits de son œuvre, c’est uniquement si l’on s’en donne les moyens matériels nécessaires que l’on sera en mesure de progresser spirituellement, de manière juste et équilibrée.
Il fait ainsi remarquer que Yaacov, dans la bénédiction qu’il adressera à ses fils, mentionne en premier Zévouloun – destiné à se consacrer au commerce – avant Issakhar – qui s’adonnera à l’étude de la Torah grâce au soutien du premier (Béréchit 49, 13). De même, Moché a également évoqué ces deux tribus précisément dans cet ordre : « Sois heureux Zévouloun dans tes voyages, et toi Issakhar, dans tes tentes ! » (Dévarim 33, 18). Cet ordre n’est certainement pas fortuit : selon cet auteur, c’est la preuve qu’il est impossible de s’adonner à l’étude de la Torah avant de s’être assuré une source de revenus.
Il retrouve l’allusion à ce principe également dans la bénédiction des Cohanim, où ceux-ci déclarent : « Que l’Éternel te bénisse et te protège ! Que l’Éternel éclaire Sa face vers toi et qu’Il t’accorde la grâce !… » (Bamidbar 6, 24-25). D’après lui, la première de ces phrases fait référence aux avantages matériels : « Qu’il te bénisse – par la richesse et l’abondance des biens ; Qu’il te protège – des voleurs. » C’est seulement ensuite que les Cohanim bénissent le peuple pour que « l’Éternel l’éclaire de Sa face ». En effet, souligne le Sforno : « Après que tes besoins auront été comblés par Sa bénédiction, Il décillera tes yeux avec la lumière de Sa face, afin que tu puisses admirer les merveilles de Sa Torah et de Ses actions, car “s’il n’y a pas de farine, il n’y a pas de Torah !” (Avot 3, 17). »
Concluons par ces quelques lignes tirées de son commentaire dans Béréchit (49, 13) : « En effet, il est impossible pour un homme de s’adonner à l’étude de la Torah sans s’être auparavant assuré une subsistance matérielle. […] Mais lorsque l’un prête assistance au second en lui fournissant une subsistance afin qu’il puisse se vouer à la Torah, le service divin accompli par le second sera attribué à tous deux. »
Yonathan Bendennoune