Quelle semaine folle viens-je de passer ! Partout où j’allais, on m’a assaillie de toutes parts pour connaître la suite de l’histoire que nous avons entamée la semaine dernière. Certains lecteurs, étrangement cagoulés, ont même menacé de résilier leur abonnement à Haguesher si je ne mettais pas fin à leur suspense.
Bien sûr, inspirée par le courage des Maccabim dont nous allons bientôt célébrer la victoire, je me suis bien retenue de céder à leur chantage. D’ailleurs, je ne sais pas si ces intimidateurs ont mis leur menace à exécution, mais ce que je sais à coup sûr, c’est que si c’est le cas, ils ont tout perdu. Non seulement, ils n’ont pas obtenu la suite de l’histoire avant l’heure, mais ils ne la connaîtront même pas en temps voulu puisque le livreur d’Haguesher évitera soigneusement leur boîte aux lettres. Ha ! Ha ! Ha ! Tel est pris qui croyait prendre !
Et maintenant, à l’adresse de tous les lecteurs qui ont compris que la patience est mère de toutes les vertus, voici le deuxième volet de notre histoire. Précédé bien sûr d’un petit récapitulatif à l’intention de tous ceux et celles dont la mémoire a tendance à rimer avec passoire.
Résumé de l’épisode précédent :
À la disparition de leur Rav, Rabbi Chemouël Laniado est choisi pour reprendre les rênes de la communauté juive d’Alep. Le jour de son intronisation, ce dernier fait son entrée dans la ville, muni de tonneaux remplis de poissons pourris.
Reste à savoir pourquoi le nouveau Rav s’est chargé de « bagages » si nauséabonds. Et si ces derniers ont un quelconque lien avec les mystérieux « ustensiles précieux » que le tsadik évoque dans le titre de ses séfarim. C’est ce que tu vas découvrir sans plus attendre.
* * *
À peine quelques heures après la cérémonie d’intronisation du Rabbi Chemouël Laniado, les membres du comité de direction de la communauté juive d’Alep ont la surprise de se faire convoquer par leur nouveau mentor.
Alors qu’ils s’approchent de son modeste domicile de fonction, Ména’hem le tisserand, Yossef ‘Haïm le menuisier et Chlomo le teinturier sont de nouveau assaillis par une odeur désagréablement familière ; celle de poisson avarié.
— Je ne sais pas ce qu’il en est de vous, mais moi, je fais demi-tour ! s’exclame Ména’hem. Rav ou pas Rav, j’ai déjà supporté assez longtemps cette pourriture pendant toute la durée des discours d’accueil.
— Allons Ména’hem, le cajole Yossef ‘Haïm, mon petit doigt me dit que cette convocation va nous livrer le mystère de ces tonneaux de poissons. Et en tant que menuisier, sache que mes doigts se trompent rarement.
Ména’hem n’a pas le temps de riposter. Car la porte d’entrée s’ouvre, laissant apparaître le visage majestueux du Rabbi Chemouël Laniado.
— Entrez donc, mes chers amis ! les accueille-t-il d’une voix chaleureuse. J’ai d’excellentes nouvelles à vous annoncer.
Et une fois nos trois invités « confortablement » installés autour de trois énormes barriques odorifiques, Rabbi Chemouël Laniado entame son récit :
« Vous vous demandez peut-être pourquoi j’ai apporté ces tonneaux de poissons avariés avec moi ? La réponse tient à une histoire exceptionnelle qui m’est arrivée récemment, et qui vous concerne tout autant…
« Voyez-vous, dans le bateau qui m’a conduit d’Espagne jusqu’en Syrie, voyageait un vieux pêcheur. Chaque fois que notre navire accostait dans un port, celui-ci en profitait pour vendre ses poissons frais à la criée. Et avec le bénéfice qu’il en retirait, il s’empressait de s’acheter des bouteilles d’alcool, qu’il buvait sans aucune modération pendant tout le reste de la traversée en mer.
« Un soir, notre pauvre pêcheur but une bouteille de trop. Malheureusement, il s’effondra sur le ponton pour ne jamais plus s’en relever.
« Quand le capitaine fut informé de la mort du vieux pêcheur, il décida de liquider ses possessions à un prix très réduit. À part quelques vêtements et objets sans grande valeur, se trouvaient plusieurs barils de poisson plus ou moins frais. Comme j’avais entendu que la communauté d’Alep était dans le besoin, j’ai décidé de racheter la marchandise du pêcheur afin de la distribuer aux membres les plus démunis.
« Mais à peine les tonneaux furent-ils livrés dans ma cabine, que j’ai commencé à me demander si j’avais été bien inspiré de faire un tel achat. Je me suis rendu compte que les poissons dégageaient une mauvaise odeur, et qu’il n’était donc vraiment pas correct de ma part de les offrir à mes frères juifs, aussi pauvres étaient-ils. Toutefois, après réflexion, je me suis raisonné en me disant que, si Hachem avait mis dans mon esprit l’idée d’acheter ces poissons pour la communauté d’Alep, c’est qu’il y avait certainement une excellente raison à cela.
« La traversée en mer s’est poursuivie et, au fil des jours, l’odeur est devenue de plus en plus difficile à supporter. Tant et si bien qu’un soir, j’en ai perdu le sommeil. J’ai donc décidé d’ouvrir les barriques de poisson pour jeter ceux qui étaient vraiment avariés. Surmontant mon dégoût, j’ai plongé les mains dans l’eau poisseuse et c’est alors que mes doigts se sont heurtés à plusieurs objets rectangulaires en métal. J’ai retiré les poissons avariés qui les recouvraient et à la lueur de la lune, j’ai inspecté le contenu de ces boîtes métalliques. À ma stupeur, elles contenaient une quantité astronomique de diamants, bijoux et de pierres précieuses !
« Ne voulant pas attirer la convoitise des autres voyageurs, ou pire, des brigands de mer, je me suis empressé de recouvrir mes trésors d’une épaisse couche de poissons pourris. Et c’est ainsi que j’ai pu les transporter sans encombre jusqu’à leurs destinataires : l’honorable communauté juive d’Alep ! »
Et, sous les regards médusés de Ména’hem le tisserand, Yossef ‘Haïm le menuisier et Chlomo le teinturier, Rabbi Chemouël Laniado plongea cérémonieusement les mains dans les barriques. Et il en ressortit un assortiment étincelant d’objets précieux, qu’il leur offrit à l’intention de tous les Juifs aleppins…
* * *
À la suite de cette remarquable saga d’hashga’ha pratit (providence divine), il va sans dire que la communauté juive d’Alep s’enrichit considérablement. Et c’est d’ailleurs en souvenir de ce miracle exceptionnel, que Rabbi Chemouël Laniado attribua à tous les séfarim qu’il écrivit, des titres comme « Kélé ‘Hemda – des ustensiles convoités », « Kélé Yakar – des ustensiles précieux » ou encore « Kélé Paz – des ustensiles en or ».
Mais évidemment, aux yeux des Juifs aleppins, toute cette opulence nouvellement acquise fit pâle figure à côté de la richesse spirituelle dont ils purent jouir à compter de ce jour ; celle née de la proximité avec leur illustre dirigeant, Rabbi Chemouël Laniado.
Ora Marhely
Source : The Story Rolodex, Rabbi Shmuel Schwartz