Prenez quatre murs en bois ou en bâche, ajoutez-y un toit fait de feuillages ou de bambous et campez-y pendant sept jours. Vous obtiendrez ainsi la recette infaillible du Bonheur avec un b majuscule. Alors, à vos caddys mesdames !
Hier milliardaire…
Karl Baderer, homme d’affaire autrichien, possédait tout ce dont un homme peut rêver. À commencer par une santé de fer. À continuer par une carrière fulgurante dans les accessoires de décoration. Et à terminer par un patrimoine à sept chiffres, une somptueuse villa située dans une verdoyante vallée tyrolienne et un garage abritant une limousine dernier cri. Sans oublier cinq jets privés entreposés dans un aéroport voisin. Il ne lui manquait qu’une seule chose. Mais, manque de chance, c’en était une qui aurait aisément arraché à Lamartine le soupir : « Une seule chose vous manque et tout est dépeuplé. » Vous l’avez deviné : il s’agissait d’un bonheur. Alors le millionnaire prit une décision aussi radicale qu’originale : il choisit d’abandonner toutes ses possessions matérielles pour se retirer dans une cabane au confort spartiate faisant en tout et pour tout 20 m2.
… aujourd’hui smicard !
Baderer, vous l’aurez compris, est un homme qui ne fait rien comme les autres. Plutôt que de confier la vente de sa maison à une agence immobilière, il organisa un tirage au sort. Ce ne furent pas moins de 22 000 personnes qui y participèrent, caressant le fol espoir de remporter le pack « Villa + Jardin paysagé + Spa + Terrain de beach volley » moyennant un billet vendu pour la modique somme de 99 euros. L’heureuse élue fut une Bavaroise, et avec les 2 178 000 euros récoltés (faites donc votre multiplication), l’ex-millionnaire fonda un fonds caritatif consacré au micro-crédit dans les pays en voie de développement. Et je dis bien ex-millionnaire car sur une même lancée, Baderer liquida sa boîte et transféra le pactole – tout comme la quasi-totalité de son patrimoine – dans ledit fonds caritatif. Il ne laissa dans son livret épargne que tout juste de quoi alimenter un virement répétitif vers son compte courant d’un montant mensuel de 1000 euros. C’est ainsi qu’à 48 ans, il devint du jour au lendemain un « smicard ».
Plus heureux que jamais
Et pourtant, comme il le confia au magazine Spiegel, il est aujourd’hui plus heureux qu’il ne l’a jamais été. Débarrassé des diktats de l’Avoir, le voilà désormais libre de se consacrer à ses rêves, ses passions et ses aspirations. En bref, à l’Être. Mais aussi à l’Autre : « Autrefois, les gens que je croisais me prenaient pour une tirelire, déplore-t-il. Désormais, quand quelqu’un s’intéresse à moi, ce n’est plus à cause de l’argent, le contact vient beaucoup plus facilement. » Des regrets ? Notre ascète des temps modernes n’en a point : « Les possessions matérielles ne représentent rien, martèle-t-il. Je suis plus heureux aujourd’hui, parce que je vis enfin comme j’aurais toujours dû vivre. »
Un clin d’œil à Souccot
Bon, avouons-le. Cette espèce de conte de fées à l’envers qui a défrayé la chronique en 2011 nous paraît un brin rocambolesque. Et surtout, manquant résolument de mesure. Car après tout, entre la case « Millionnaire & Malheureux » et « Sans-le-sou & Sans souci », il existe toutes sortes d’options intermédiaires parfaitement viables. En outre, comme le dit l’adage populaire, si l’argent ne fait pas le bonheur, il peut tout à fait y contribuer. Cela dit, la démarche unique en son genre entreprise par notre Autrichien n’est pas sans évoquer l’expérience que nous, Juifs, vivons pendant Souccot. À la seule différence que nous la limitons à sept jours et non pas à toute une vie…
Camping forcé ?
Dans la Torah, la fête de Souccot porte également le nom de ‘Hag Haassif – la fête de l’engrangement (cf. Chémot 34, 22). En effet, dans les civilisations agricoles anciennes, c’est en cette saison précise que les paysans stockaient leurs récoltes. Leurs silos et leurs granges débordant de céréales, c’était donc l’époque de l’année où ils étaient à l’apogée de leur réussite matérielle. Pourtant, paradoxalement, c’est le moment que le Tout-Puissant choisit pour leur enjoindre de quitter leurs maisons permanentes afin de s’installer dans des cabanes précaires. Or pourquoi ne pas les laisser savourer les fruits de leur dur labeur dans le confort douillet de leurs demeures ?
La clé du bonheur durable
Loin de jouer les trouble-fête, la Torah veut au contraire s’assurer de leur livrer, et, par la même occasion, de nous livrer la clé du bonheur. Un bonheur durable et véritable. Car connaissant si bien la nature humaine, elle craint que nous ne commettions l’erreur d’attribuer cette aspiration suprême de l’humanité à nos possessions matérielles. Parant à cet écueil, elle nous intime l’ordre de vivre, une semaine durant, dans une habitation frêle et fragile. Et elle espère ainsi nous faire prendre conscience de réalités trop souvent ignorées. Que le bonheur ne dépend pas de ce que nous avons mais de ce que nous sommes. Qu’il n’est pas fonction de nos possessions mais de nos priorités. Et que ce qui fait toute la différence entre une maison et un foyer n’est pas le confort qui y règne mais plutôt les liens d’amour, d’affection et d’attachement que nous tissons avec les personnes qui partagent notre existence. Et la magie de Souccot opère… Entre les quatre murs de notre cahute, nous retrouvons le goût des plaisirs simples de la vie. Celui d’un repas en famille ponctué de chants et de rires. Celui du troc de salades et desserts avec les résidents de la Soucca (ou de la table) voisine. Celui d’une nuit à la belle étoile, quand le noir des Cieux raconte la Gloire de D.ieu.
Le temps de notre joie
Et quand, une fois ces sept jours de camping terminés, nous regagnons nos demeures, nous sommes désormais capables de distinguer l’essentiel de l’accessoire. Alors même si nos intérieurs n’ont rien d’un catalogue de mobilier italien, même si nos penderies attendent désespérément les soldes d’hiver pour engranger la prochaine récolte vestimentaire, même si notre compte en banque voit trop souvent rouge, nous choisissons délibérément de nous laisser emporter par le courant du bonheur découvert à Souccot. Cette fête que la Torah appelle à juste titre « le temps de notre joie ».
Au fond, Karl Baderer n’avait pas tort. Richesse ne rime pas forcément avec bonheur. Mais notre ex-millionnaire n’avait pas non plus tout à fait raison. Car il n’est pas nécessaire de tirer un trait définitif sur le premier pour espérer accéder au second. Il suffit parfois de sept jours dans Sa cabane pour vous remettre un peu d’ordre dans les idées…
Joyeuse fête de Souccot !