À bras grands ouverts
En l’honneur de Yom Kippour, je voudrais te raconter une parabole qui, je l’espère, te permettra d’aborder ce jour très particulier avec optimisme.
* * *
— Papa ! Je l’ai eu ! Et avec mention « Félicitations du jury » ! s’exclame Jean-Charles Lecoq en entrant en trombe dans le luxueux bureau d’avocats Lecoq & Associés.
— Si c’est une plaisanterie mon petit Charlie, elle est très mauvaise ! répond son père en levant les yeux de l’épais dossier dans lequel il est plongé. Tu sais bien que ton père déteste cela. Surtout quand il est à deux doigts de signer le contrat du siècle.
— Mais non, Papa, je n’ai jamais été aussi sérieux. J’ai eu 18,95 de moyenne au bac et avec la prime de 6000 euros promise par le maire de Cannes aux bacheliers les mieux notés, je vais pouvoir m’offrir le voyage de mes rêves autour du monde.
— Le voyage de tes rêves autour du monde ? Mais je rêve ?! Avec une moyenne aussi mirobolante, tu vas entrer dare-dare à Polytechnique, ou peut-être même à Harvard ! Les directeurs des grandes écoles vont se battre pour te compter parmi leurs effectifs !
— Eh bien, ils n’ont qu’à se battre entre eux ! Après un an de bachotage sans mettre le nez dehors pour retenir tout un tas de dates historiques et de formules mathématiques ennuyeuses, je pense que j’ai droit à un repos bien mérité. Je veux faire le tour du monde, découvrir de nouvelles contrées, étudier de nouvelles cultures. À mon retour, dans un an, j’aurais toujours le temps de me replonger dans les études. Et qui sait, après avoir observé de près l’injustice dans le monde, j’aurais peut-être même envie d’entrer à l’École de droit de Sciences Po. Sur les traces de mon honorable père…
— Si tu espères me convaincre par la flatterie, tu fais erreur. Je refuse catégoriquement que mon fils mette en péril son avenir professionnel pour paresser aux quatre coins du globe comme un vaurien. Je vais te fixer dès aujourd’hui rendez-vous avec l’un de mes clients qui est conseiller d’orientation, et ensemble vous déciderez de la voie qui te mènera à la réussite.
— Et si je refuse ?
— Eh bien si tu refuses, tu n’auras plus le droit de revenir dans ce bureau, ni d’ailleurs à la maison. Pars, mais ne remets plus jamais les pieds chez nous !
— Puisque c’est ainsi, je pars !
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Parce que son entêtement est encore plus impressionnant que sa moyenne au bac, Jean-Charles Lecoq met sa menace à exécution. Il casse sa tirelire, retire tout le contenu de son livret d’épargne et saute dans le premier avion qui le mène à la première étape de son tour du monde : l’Australie. Pendant de longues semaines, le voilà qui parcourt les vastes prairies vierges, photographie des kangourous et dort à la belle étoile en compagnie d’aventuriers avec qui il s’est lié d’amitié. Le grand air le grise et la liberté encore davantage. Comme elles sont loin les interminables soirées où, le nez plongé dans ses annales du bac, il s’escrimait à ânonner les biographies des grands philosophes ou les théorèmes des illustres mathématiciens…
Mais au bout de six mois de vagabondage, sa famille commence à lui manquer. Au début, ce ne sont que quelques vagues bouffées de nostalgie qui le surprennent la nuit, juste avant de s’écrouler sur sa paillasse. Puis au fil des semaines, la séparation devient de plus en plus douloureuse. Le matin, à peine levé, il imagine la douce voix de sa mère le tirer de son sommeil. Le midi, alors qu’il fait de l’auto-stop pour rejoindre la prochaine ville de son itinéraire, il repense à la première leçon de conduite clandestine que lui a donnée son père. Et le soir, quand il est certain que ses camarades dorment du sommeil du juste, il sanglote en silence en repensant à ceux qu’il aime tant. Et qu’il a quittés volontairement.
Une nuit, alors qu’il sombre dans un sommeil agité, un petit dialogue animé se joue dans son esprit entre deux petites voix imaginaires.
— Il est temps de rentrer à la maison ! lui susurre la première.
— À quoi bon ? se lamente la seconde. Ton père ne t’acceptera pas. Il t’a chassé à tout jamais de la maison.
— Que perds-tu à essayer ? Il a peut-être eu le temps de changer d’avis et d’adoucir ses positions !
— Oui, mais comment le saurais-je ?
— J’ai une idée…
Le lendemain matin, à la première heure, l’adolescent court au bureau de poste pour adresser une lettre recommandée à sa mère :
« Chère Maman,
Je t’écris d’Australie où je vis actuellement. Il y a onze mois, je vous ai quittés sur un coup de tête et aujourd’hui, je m’aperçois de mon erreur. Vous me manquez cruellement et je pense sans arrêt à vous. Je voudrais tant rentrer à la maison, vous retrouver, mais je ne sais pas si Papa m’acceptera après l’affront que je lui ai causé. D’un autre côté, je ne pourrais pas supporter de faire tout le long voyage jusqu’à la maison pour me faire renvoyer à mon arrivée. Voici la faveur que je te demande, Maman : à l’entrée de notre villa se dresse un grand palmier. Si Papa est d’accord de m’accueillir à la maison, attache s’il te plait un mouchoir blanc sur l’une des branches. Mon vol de retour en France est prévu dans deux semaines. À mon arrivée à Cannes, je vais passer devant notre maison en taxi. Si j’aperçois un mouchoir blanc sur le palmier, ce sera le signal que je suis le bienvenu parmi vous. Sinon, j’en déduirai que Papa m’a chassé à tout jamais de son cœur.
Je t’aime.
Ton fils Jean-Charles. »
Deux semaines et deux jours plus tard, un taxi s’arrête en face de l’imposante demeure des Lecoq. Le chauffeur tourne la tête vers son client pour lui annoncer le montant de la course. Mais à son grand étonnement, il s’aperçoit que celui-ci est recroquevillé sur la banquette arrière, le visage enfoui dans ses mains, comme s’il refusait de sortir. Et c’est bien le cas. Jean-Charles Lecoq a tellement peur de la réaction de son père qu’il n’a pas le courage de scruter le palmier qui se dresse à l’entrée à la recherche de l’éventuel signal de paix.
— Jeune homme, nous sommes arrivés à destination, annonce le conducteur. Qu’attendez-vous pour descendre ?
— Je… je… n’en suis pas capable, bredouille le passager. Pouvez-vous s’il vous plaît observer le palmier qui se trouve à l’entrée de la villa et me dire si vous y distinguez un mouchoir blanc attaché à l’une des branches ?
— Un mouchoir blanc attaché à l’une des branches ? répète le chauffeur de taxi en partant d’un grand éclat de rire. Mais vous plaisantez ?! Le palmier est entièrement recouvert de blanc. Je ne distingue pas une seule branche sans mouchoir blanc !
* * *
Moralité de cette histoire ? Après une année où nous nous sommes malheureusement éloignés de notre Père qui est au Ciel, nous aimerions revenir vers Lui, resserrer les liens et renouer avec nos racines. Mais au fond de nous, une petite voix nous en empêche : penses-tu qu’Il acceptera ta téchouva ? Qui te dit qu’il n’est pas trop tard pour te repentir ?
La réponse se cache dans une bénédiction que nous récitons chaque jour dans l’Amida : « Baroukh ata Hachem harotsé bitechouva. » Ces mots ne signifient pas seulement qu’Hachem accepte notre repentir. Ils indiquent également qu’Il souhaite ardemment nous retrouver et nous étreindre sous les ailes de Sa présence. À l’image de ce palmier entièrement recouvert de mouchoirs blancs, Son désir de proximité avec nous est si fort qu’il nous suffit d’effectuer un minuscule pas pour qu’Il nous accueille.