D’un camp de travaux forcés soviétique à une prison de Daesh, en passant par un terrain de baseball américain, les récits marquants de trois héros méconnus qui firent tout leur possible – et parfois même l’impossible – pour observer le jour le plus saint du calendrier juif.
Mon corps est en Syrie, mon cœur est à Jérusalem
Le 2 septembre 2013, le groupe terroriste de Daesh met en ligne une vidéo d’une atrocité indicible ; celle de la décapitation du journaliste Steven Sotloff. Ce que beaucoup de gens découvrent alors, c’est que ce reporter américain était juif et qu’il possédait en outre la nationalité israélienne.
Né à Miami, ce petit-fils de rescapé de la Shoah et fils d’une enseignante de Talmud Torah avait effectivement fait son Alya en 2005, à l’âge de 22 ans, pour poursuivre des études au Centre interdisciplinaire d’Herzliya. Passionné du monde arabe, il partageait son temps entre la Libye, le Yémen ou le Bahreïn pour y couvrir une actualité tumultueuse. Mais comme chacun peut aisément se l’imaginer, son patronyme à consonance juive tout comme ses liens avec le judaïsme et Israël étaient loin de constituer un atout pour sa carrière professionnelle. Alors Sotloff faisait de son mieux pour se montrer discret quant à ses origines et ses opinions politiques.
Après son enlèvement, son identité juive devient encore plus dangereuse pour lui. Voulant à tout prix éviter « un autre Daniel Pearl », sa famille s’évertue à gommer toute trace de sa vie privée sur la Toile et les réseaux sociaux. Mais tandis que les siens s’efforcent d’effacer ses liens avec le judaïsme, lui-même reste farouchement fidèle à ses racines tout au long de sa captivité. Le dernier Yom Kippour de sa vie, qu’il passe dans les cachots de Daesh, en est sans doute la preuve la plus éloquente. C’est le témoignage d’un codétenu ayant eu, lui, la chance de recouvrer la liberté, qui nous offre un aperçu du courage que Sotloff manifeste pour embrasser sa foi même dans les moments les plus noirs de son existence. Et ce, en dépit du danger extrême auquel il s’expose si ses ravisseurs découvrent ses agissements.
Ce fameux Yom Kippour, on sert aux détenus des œufs, un aliment relevant du luxe dans cette infâme prison. Néanmoins, le détenu juif renonce à sa portion, prétextant un malaise : « Il leur a dit qu’il ne se sentait pas bien et n’avait pas d’appétit », se souvient, non sans admiration, l’ex-prisonnier. Mais Sotloff ne se contente pas de jeûner, il va également s’efforcer de prier en cachette tout en prenant soin de s’orienter en direction de Jérusalem. En lieu de boussole, il exerce sa sagacité typiquement juive. « Il observait la direction vers laquelle nos geôliers priaient [la Mecque] puis ajustait son propre angle. »
Au fin fond de la Syrie, entouré de tortionnaires assoiffés de sang juif et voués à l’annihilation d’Israël, un juif refuse de courber l’échine et observe Yom Kippour au nez et à la barbe de ses ravisseurs.
Je suis le frère de mon gardien
Pendant de longues années, Mendel Futerfas défie l’Union soviétique en étudiant la Torah et surtout en s’efforçant de la diffuser auprès de ses frères. Mais ses « méfaits » ne tardent pas à être découverts par les autorités soviétiques qui le condamnent aussitôt à des travaux forcés dans un goulag sibérien.
Malgré les dangers auxquels il s’expose, Futerfas continue à respecter autant de mitsvot qu’il peut. Mais lorsque Yom Kippour arrive, il se sent subitement submergé par le désespoir. Privé de son Ma’hzor (livre de prières des fêtes), surveillé de toutes parts par des gardes cruels, comment va-t-il pouvoir prier en ce jour sacré ? Finalement, il se résout à fredonner de mémoire quelques airs de prière tel le fameux Vékhol Maaminim, une prière lue dans les communautés ashkénazes rappelant la foi qui anime tous les juifs, même les plus éloignés de la tradition. Mais cette fois, notre prisonnier ne peut s’empêcher de ressentir quelques doutes à l’évocation de ces mots : « Comment puis-je m’agripper à ma foi dans ces moments si pénibles ? »
À ce moment précis, il s’aperçoit qu’un garde au visage balafré le fixe intensément. Futerfas interrompt aussitôt ses prières et fait mine de s’adonner à une quelconque besogne. Mais cela n’empêche pas le surveillant de s’avancer vers lui d’un pas résolu. « Je vois que tu pries et je sais que tu jeûnes aujourd’hui, lui souffle-t-il d’une voix presqu’inaudible. Eh bien sache que tu n’es pas le seul à prier ni à jeûner aujourd’hui. Moi aussi, je sais que c’est Yom Kippour, et moi aussi je m’efforce de jeûner. En ce qui concerne la prière, je n’en connais malheureusement aucune, hormis celle que ma grand-mère me chantait à mon réveil : « Modé Ani. » C’est donc cette prière que je répète en boucle depuis ce matin. »
Et tandis que le garde regagne discrètement son poste, Mendel Futerfas entonne la prière de Vékhol Maaminin avec une ferveur renouvelée. Il prend conscience que même au plus noir de l’histoire, jamais l’étincelle de la foi juive ne s’éteint.
Le match de Yom Kippour
Si le baseball est aux Américains ce que le football est aux Européens, alors Sandy Koufax fut aux Dodgers de Los Angeles ce que Zinédine Zidane fut à l’Équipe de France en 1998. Autrement dit l’un des joueurs les plus adroits et les plus célèbres de toute l’histoire du baseball américain.
En 1965, Koufax est au zénith de sa carrière. Surnommé « l’homme au bras d’or », c’est son habileté exceptionnelle qui propulse le club auquel il appartient à la finale de la Ligue majeure de baseball nord-américaine (l’équivalent de la Ligue des Champions de l’UEFA). Les Dodgers de Los Angeles doivent affronter les Twins du Minnesota. Et avec Koufax au poste de « pitcher » (lanceur au baseball), le match n’est qu’une formalité avant que les Dodgers ne remportent le trophée. Sauf que la finale est fixée au dimanche 6 octobre, une date qui coïncide avec Yom Kippour.
Même si Sandy Koufax est un juif qui ne se considère pas comme particulièrement pratiquant, il n’hésite pas un instant avant de se retirer du jeu. « Je n’ai pas eu à prendre la moindre décision parce que je n’ai jamais eu la moindre éventualité de jouer. Yom Kippour est le jour le plus saint de la religion juive. Mon club sait pertinemment que je ne joue pas en ce jour ! » confiera plus tard le champion juif.
Privé de leur légendaire lanceur, les Dodgers de Los Angeles s’inclinent face aux Twins de Minnesota. Pour sa part, Sandy Koufax entre dans la légende du baseball américain. Non pas pour le trophée qu’il a offert à son club mais pour le match qu’il n’a pas voulu jouer. Et pour les principes qu’il n’a pas voulu bafouer…