Se sachant condamné à ne pas conduire les juifs dans le pays de Canaan, Moché s’enquit de son successeur : « Que D.ieu établisse sur l’assemblée un homme… afin que l’assemblée de D.ieu ne soit pas comme des brebis n’ayant pas de berger » (Bamidbar 27, 16-17). Cette demande fit suite à l’histoire des filles de Tsélof’had, où Moché apprit que les enfants héritent de leur père ; il proposa donc à D.ieu de désigner ses propres fils comme successeurs (Rachi). Son inquiétude et sa proposition sont cependant étonnants, car il avait appris de la bouche des prophètes Eldad et Médad, que D.ieu avait choisi Yéhochoua pour lui succéder : « Moché mourra et Yéhochoua les conduira en Erets Israël » (voir Bamidbar 11, 28, Sanhedrin 17/a ; Sifri) !
Une succession convoitée
En vérité, en entendant cette prophétie, Yéhochoua constata la peine qu’elle avait causée à Guerchom, l’aîné de Moché, du fait que la succession lui était refusée. En effet, Guerchom, inquiet, courut l’annoncer à Moché devant Yéhochoua: « Un jeune garçon courut l’annoncer à Moché et dit : Eldad et Médad prophétisent dans le camp ! » (Bamidbar 11, 27) ; il s’agit de Guerchom (Rachi). Il laissa sous-entendre sa déception justement devant Yéhochoua, afin que celui-ci en prenne acte. Ce dernier, avec sa grandeur d’âme, déclina alors immédiatement ce poste : « Yéhochoua, fils de Noun, serviteur de Moché depuis sa jeunesse, prit la parole et dit : “Moché mon maître, emprisonne-les !” » (Bamidbar 11, 28). Moché, constatant que Yéhochoua avait renoncé à ce poste, espérait alors que son fils soit choisi. Mais le Saint béni soit-Il refusa sa proposition et nomma Yéhochoua comme successeur. Pourquoi D.ieu refusa-t-Il de combler le désir de Son fidèle serviteur Moché ?
Accepter tout métier
En fait, Yitro avait donné sa fille en mariage à Moché à condition que leur aîné soit « offert à la Avoda Zara » (Mékhilta Chémot 18, 3). Moché accepta cette condition, car étant étranger et sachant la police égyptienne à ses trousses, il désirait s’unir avec la fille d’un notable du pays. Il appela alors son aîné Guerchom, guér et cham signifiant « étranger là-bas ».
Mais pourquoi donc Yitro désirait-il vouer son petit-fils à « l’Avoda Zara » et le rendre prêtre ? Les bergers de Midian n’avaient-ils pas chassé ses filles de l’abreuvoir, du fait qu’il avait abandonné le culte de leurs idoles (Rachi Chémot 2, 16) ? Car en réalité, la « Avoda Zara » ne désigne pas ici « l’idolâtrie » mais littéralement un « travail étranger », un gagne-pain primitif, indigne d’un personnage de haute condition sociale. Par cette demande, Yitro voulait signifier la maxime que Rav avait adressée à son élève rav Yéhouda : « [En cas de besoin,] dépouille même un cadavre devant les gens, mais ne mendie pas et ne dis pas : “Une personne de mon rang ne s’abaisse pas à cela !” » (Baba Batra 110/a).
En fait, Moché était le fils d’Amram, descendant de Kehat et de Lévi, les maîtres spirituels des Hébreux en Egypte. De son côté, Yitro, le « Cohen » de Midian, était aussi le chef spirituel de sa communauté. Ce dernier craignait donc que l’aîné de Moché, du fait de son ascendance prestigieuse, méprisât d’exercer un métier autre que chef spirituel. Or, si ce poste lui était refusé, il serait condamné à la mendicité. Yitro exigea alors de Moché d’inculquer la modestie à son aîné, et de ne lui refuser aucune activité.
Malheureusement, « Yonathan, fils de Guerchom, fils de Moché dit : “J’ai appris par une tradition reçue de mon grand-père, qu’il est préférable de pratiquer Avoda Zara que de mendier” » (Baba Batra 110/a). Prenant cette instruction à la lettre, Yonathan, le fils de Guerchom, en manque d’un gagne-pain honnête, fut tragiquement le premier à avoir accepté un service dans un Temple d’idolâtrie. Lui et sa descendance y officièrent durant tous les 369 ans du sanctuaire de Chilo (Choftim 18).
Un mariage discuté
Dès lors, nous comprenons le drame familial qui se jouait dans cette noble fratrie, entre Aharon, Moché et Myriam. Prévoyante, cette dernière redoutait l’avenir de Guerchom son neveu. Observant son ardent désir de devenir le successeur de son père, quitte à ravir ce poste à Yéhochoua, elle regretta l’union de Moché avec Tsipora : « Myriam et Aharon parlèrent de Moché, concernant la femme kouchit qu’il avait prise, car il avait pris une femme kouchit… Ils dirent : “Est-ce seulement à Moché que D.ieu a parlé, n’est-ce pas aussi à nous qu’Il a parlé ?” Et l’homme Moché était le plus modeste sur la terre » (Bamidbar 12, 1-3). Le verset explicite que Myriam était irritée de l’union même de Moché et Tsipora, craignant pour la postérité de Moché. Elle appela Tsipora la « kouchit », pour comparer le petit-fils de cette dernière, Yonathan, le premier idolâtre juif, à Nimrod, le fils aîné de Kouch et premier idolâtre au monde : « Kousch engendra Nimrod ; c’est lui qui commença à se montrer puissant sur la terre, et à soulever les gens contre D.ieu » (Béréchit 10, 8-9). De même, lorsque les juifs ne se comportent pas dignement, le prophète les appelle « fils de Kouch » : « N’êtes-vous pas pour Moi comme les enfants de Kouch ? » (Amos 9, 7).
Pour Myriam, comme Moché était issu d’une lignée prestigieuse, il aurait dû s’unir uniquement à une famille digne de la leur. Mais prudente, elle voulait s’assurer que ce mariage n’ait pas été contracté sous ordre divin, et elle consulta alors son frère Aharon. En effet, en dehors de la Torah transmise exclusivement à Moché, « tous les ordres transmis à quelconque prophète, sont entendus simultanément par tous les prophètes de la génération » (Sanhedrin 89/b). Bien qu’elle, la prophétesse, n’ait entendu aucun ordre de mariage donné à Moché, elle voulut s’en assurer en ayant la confirmation d’Aharon, à qui D.ieu avait aussi coutume de parler : « Est-ce seulement à Moché que D.ieu a parlé [ordinairement], n’est-ce pas aussi à nous [Myriam et Aharon] qu’Il a parlé [ordinairement] ? ».
Cependant, si Moché a effectivement contracté ce mariage sans ordre divin, c’est en raison de sa modestie : « L’homme Moché était le plus modeste sur la terre ». Ainsi, comme on la rapporte au nom de Rabbi ‘Haïm de Volozhin, il n’est pas correct de s’enorgueillir dans le cadre du mariage. La demande d’Yitro d’inculquer à son petit-fils la modestie, trouva ainsi grâce aux yeux de Moché. En dehors de ces considérations, l’union entre Moché et Tsipora fut bénie. Lorsque D.ieu envisagea, à la suite du veau d’or et aussi des explorateurs, de détruire le peuple et de le reconstruire à partir de la descendance de Moché, ce dernier s’y opposa avec toutes ses forces. Néanmoins, la parole généreuse de D.ieu se réalisa, et à l’époque de David, la descendance de Moché était exceptionnellement nombreuse (Divré Hayamim I 23, 17 et traduction de Yonathan ben Ouziel).