Yonathan Bendennoune
Dans la prière de Chavouot, nous désignons cette fête ainsi : « Le jour du don de notre Torah.» Autrement dit, ce que nous célébrons le jour du 6 sivan, ce n’est pas tant le fait que nous ayons « reçu » – passivement – la Torah, mais qu’elle nous a été « donnée » – dans une dynamique perpétuelle…
Le Talmud (Chabbat 129/b) enseigne que la veille de Chavouot, il est formellement interdit de pratiquer des saignées, car cela représente un danger particulier en ce jour. En effet, expliquent nos Sages, au moment où D.ieu S’apprêtait à confier la Torah à nos ancêtres, un « esprit maléfique » du nom de Tevoa’h se manifesta. Sa mission : si les enfants d’Israël refusaient d’accepter la Torah, il les aurait « égorgés [tava’h] dans leur chair et leur sang » ! En conséquence, il convient d’éviter en ce jour toute situation périlleuse – comme pratiquer une saignée – car cet esprit pourrait l’exploiter pour nous nuire.
Ce passage talmudique suscite plusieurs questions. Tout d’abord, il laisse entendre que jusqu’à nos jours, ce mauvais esprit continue d’apparaître à cette date, même à notre époque. Pourtant, nos ancêtres ont déjà accepté la Torah voilà plus de 3300 ans ! En outre, comme le remarque le ‘Hatam Sofer (Drachot II 294/a), nous savons que la Torah a été donnée le jour même de Chavouot, et c’est donc logiquement à ce moment-là que ce Tevoa’h s’est manifesté. Pourtant, cette prescription de nos Sages défend de pratiquer une saignée la veille de Chavouot ! Pourquoi cette restriction s’applique-t-elle à cette date ?
Accepter la Torah à Chavouot
Ce texte laisse donc apparaître un principe fondamental : Chavouot n’est pas la date à laquelle nous commémorons le don de la Torah, mais c’est le jour où, chaque année, nous la recevons de nouveau ! En clair, l’annonce de nos ancêtres : « Nous ferons et nous entendrons » (Chémot 24, 7) ne se résume pas à une déclaration appartenant au passé, que nous rappelons simplement en célébrant une fête annuelle. Au contraire, il nous incombe de revivre cet engagement personnellement, comme si nous-mêmes nous tenions au pied du Sinaï et nous apprêtions à recevoir la Torah ! C’est la raison pour laquelle la menace que représente cet esprit maléfique persiste jusqu’à présent. En effet, si nous-mêmes, aujourd’hui, refusons d’accepter la Torah, il pourrait s’en prendre à nous, que D.ieu préserve ! Voilà également pourquoi nous devons veiller à ne pas pratiquer de saignée précisément la veille de Chavouot, car c’est à ce moment-là que nos ancêtres – et nous-mêmes chaque année – devons accepter la Torah, pour qu’elle puisse nous être donnée le lendemain, le jour de la fête.
Restituer le passé
Lorsqu’on envisage les choses sous cet angle, nous comprenons que toutes les pratiques et coutumes de Chavouot n’ont pas pour unique but de commémorer des événements passés. Il s’agit pour nous de revivre concrètement le don de la Torah, car celui-ci se reproduit véritablement chaque année, le 6 sivan. Ainsi, la coutume selon laquelle on étudie pendant toute la nuit de Chavouot ne consiste pas en une simple « réparation » du tort de nos ancêtres, que D.ieu avait dû réveiller le matin du Don de la Torah. Au contraire, c’est à nous-mêmes que cet impératif s’adresse, car nous devons avoir conscience du fait que le matin, en écoutant les Dix Commandements lus à la Torah, nous la recevrons concrètement des mains du Créateur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la mitsva du décompte du Omer a été perpétuée pour toutes les générations. En effet, comme l’explique le Séfer Ha’Hinoukh, ce décompte est une manière de montrer l’impatience avec laquelle nous attendons le jour où D.ieu nous offrira sa Torah, comme une fiancée comptant les jours qui la séparent de la cérémonie du mariage. Selon cette explication, cette mitsva aurait dû être imposée uniquement aux Hébreux sortis d’Egypte, puisque ce sont eux qui ont reçu la Torah. Mais pour notre part, nous la possédons déjà depuis plusieurs milliers de générations ! Pourquoi manifester de l’impatience pour un événement passé ? Là encore, la réponse s’impose comme une évidence : chaque année, nous devons montrer notre impatience à recevoir la Torah, car celle-ci nous est effectivement donnée à nouveau à Chavouot.
Recevoir la Torah dans la joie
Dans ce registre, le Talmud (Pessa’him 68/b) rapporte une discussion concernant la manière dont nous devons nous comporter pendant les jours de fête. Selon Rabbi Eliézer, on peut les consacrer soit entièrement aux plaisirs du palais, soit intégralement à l’étude de la Torah (c’est-à-dire que l’obligation de se délecter en ces jours ne s’applique que si l’on n’étudie pas la Torah). D’après Rabbi Yéhochoua, on doit obligatoirement consacrer une partie de ces jours aux repas, et une autre à l’étude de la Torah. Pourtant, ajoute la Guémara, « tous les avis s’accordent à dire que pendant Chavouot, on a l’obligation de consacrer également [une partie de la journée] aux réjouissances corporelles ». Pourquoi la fête de Chavouot se distingue-t-elle de la sorte ? « Car c’est le jour où la Torah nous a été donnée ! » Rachi explique : « On doit se réjouir par des mets et des boissons, afin de montrer qu’Israël a accepté et est satisfait de ce jour où la Torah lui a été donnée. » En clair, contrairement aux autres jours de fête, nous avons une raison particulière de manifester notre joie à Chavouot, pour prouver que les mitsvot ne sont pas un joug pesant, mais une source de bonheur infini.Comme nous l’avons vu, Rabbi Eliézer estime que les jours de fête ne doivent pas être obligatoirement consacrés – même partiellement – aux réjouissances corporelles : on peut aussi bien passer ces journées dans une maison d’étude, à s’adonner entièrement à l’étude de la Torah. Or, il s’agit là d’une règle propre aux jours de fête: d’après ce Sage, la définition même du « yom tov » n’exige pas que l’on s’y réjouisse, car aucune mitsva particulière ne nous enjoint de nous y délecter corporellement. Pourtant, lui-même admet que le jour du Don de la Torah, nous avons l’obligation de nous réjouir « afin de montrer » que les enfants d’Israël l’ont volontiers reçue. De prime abord, pourquoi cet événement devrait-il influer sur la définition donnée à ce jour de fête ?
Là encore, cette démonstration semble bel et bien confirmer le principe vu précédemment : Chavouot n’est pas une commémoration, c’est une reproduction du Don de la Torah. C’est la raison pour laquelle, même d’après Rabbi Eliézer, la définition de ce jour doit être entièrement revue, car chaque année nous revivons concrètement la Révélation du Sinaï. En conséquence, il nous incombe de manifester tangiblement la joie que nous ressentons en recevant la Loi divine, et c’est pourquoi cette fête doit être nécessairement consacrée aux plaisirs corporels.