Par Ora Marhely
Des armes aux larmes
L’heure de la confrontation fatidique avec Essav a sonné. Sans savoir si celle-ci se transformera en bataille sanglante ou en réconciliation fraternelle, Yaakov va au-devant de son frère jumeau. Trente-quatre ans ont eu beau s’écouler depuis leur dernière rencontre, mais la haine que lui voue ce dernier est toujours implacable. Et tandis que « l’homme de la tente » s’approche de la terre d’Israël avec sa famille et son entourage, « l’homme des champs » s’avance à la tête d’une armée impressionnante, bien décidé à assouvir une vieille rancune, qui n’a rien perdu de son acerbité. Mais le Tout-Puissant en a décidé autrement. Et au moment où le patriarche se prosterne à sept reprises devant son ennemi juré, la compassion de ce dernier s’éveille par miracle et le voilà qui « court à sa rencontre, l’étreint, se jette à son coup et l’embrasse » (Béréchit, 33 : 4). Comme le souligne le Rav Chimchon Raphaël Hirsch, Essav est pris d’une émotion sincère à la vue de son frère. Et le baiser qu’ils échangent, accompagné de larmes, prouve qu’il n’est pas seulement un chasseur égoïste et barbare : au fond de lui, il est aussi un descendant d’Avraham, capable de déposer les armes au profit de sentiments humains.
Un garde du corps…
La suite de la rencontre prend bel et bien des allures de retrouvailles familiales. Ceux sont d’abord les servantes de Yaakov, Bilha et Zilpa, qui s’approchent, suivies de leurs enfants, avant de se prosterner. Vient ensuite Léa, elle aussi suivie de ses enfants. Mais lorsque vient le tour de Ra’hel et de son fils Yossef de jouer les présentations tous sourires, ce protocole bien huilé est soudain brisé. Alors que les trois autres mères, Bilha, Zilpa puis Léa, se sont toutes présentées avant leurs fils, Yossef, lui, contourne sa mère et se tient devant elle plutôt que derrière elle. Qu’est-ce qui a pu pousser le fils chéri de Yaakov à procéder de la sorte ? Aurait-il été mu par une curiosité brûlante de mettre enfin un visage sur le nom de l’homme qui a dû hanter bien de ses cauchemars ? Citant le Midrach (Béréchit Rabba 78, 10), Rachi nous révèle que la démarche surprenante de Yossef répond à un objectif bien plus noble : « Il s’était dit : «Ma mère est d’une grande beauté, et il ne faut pas que ce scélérat puisse jeter ses regards sur elle. Je vais donc me placer devant elle et l’empêcher de la regarder.» » En d’autres termes, Yossef a décidé de jouer les gardes du corps pour protéger sa mère des regards malveillants d’Essav. Et le Midrach de conclure : « C’est en récompense de cette courageuse attitude que Yossef a reçu la bénédiction (infra 49, 22) «c’est un fils plein de grâce que Yossef, un fils plein de grâce au-delà de l’œil» ».
… pas plus haut que trois pommes
Arrêtons-nous un instant pour nous imaginer cette scène curieuse qui nous est décrite par le Midrach. Mais d’abord, une précision de taille, et c’est le cas de le dire : à ce stade du récit biblique, Yossef n’est encore qu’un très jeune enfant. Un enfant qui, selon le Séder Hadorot, avait tout juste soufflé sa quatrième bougie d’anniversaire, voire sa sixième bougie selon un deuxième avis ! Or à en croire le tableau de correspondance taille-âge accroché bien en vue dans l’armoire des vêtements hors-saison de mes enfants, un enfant de 4 ans mesure en moyenne 104 cm, et un enfant de 6 ans mesure en moyenne 116 cm. (NDLT : Info fort utile à retenir pour ne pas vous emmêler les pinceaux entre les tenues de Kiabi offertes par votre mère et étiquetés en âge et les habits de C&A offerts par votre belle-mère et étiquetés en cm…) Ce qui signifie que quand bien même le petit Yossef était assez mûr et éveillé pour anticiper les dangers spirituels d’un face-à-face entre sa mère et son oncle de sinistre renommée, il n’avait certainement pas la stature nécessaire pour cacher la silhouette de sa mère ! Dans le pire des cas, il lui arrivait en haut du genou ; dans le meilleur des cas, au niveau de la hanche… Et si tel était le cas, comment pouvait-il espérer protéger Ra’hel des regards malintentionnés d’Essav. Mais il y a un autre détail troublant dans cette scène. Même si l’on suppose que le stratagème de Yossef réussit à détourner momentanément l’attention d’Essav, qu’est-ce qui peut bien empêcher cet homme si habitué à parvenir à ses fins de pousser d’un revers de la main ce « féroce » garde du corps pas plus haut que trois pommes, pour ensuite admirer sans vergogne la beauté de Ra’hel ?! Bref, vous l’aurez compris. Aussi touchante et attendrissante qu’est l’attitude protectrice de Yossef envers sa mère, n’est-elle pas en réalité vouée à l’échec ? Alors pourquoi l’Écriture juge t-elle bon de la relever, et surtout de la louer ?
Une mémorable leçon de vie
Pour le Rav Its’hak Mena’hem Weinberg, le Rabbi de Tolna, cité par le Rav Issakhar Frand, la clé pour comprendre cette scène tient à un mot débordant de détermination qui s’impose mentalement à l’esprit de Yossef au moment de rencontrer Essav. Ce mot, c’est VAAKAVÉNOU – qui signifie : « Je vais l’empêcher [de la regarder]. » Et c’est ce mot qui nous renseigne sur l’état d’esprit si particulier qui habite le courageux bambin en ces instants fatidiques : une volonté de fer le poussant à agir selon ses propres moyens même si le résultat ne sera que minime ! Ainsi, lorsque Yossef prend la décision de devancer sa mère, il est parfaitement conscient que ses efforts ne seront guère couronnés par un succès définitif. Il est parfaitement conscient que son corps sera bien trop frêle, bien trop menu, pour dissimuler celui de sa mère. Il est parfaitement conscient que si distraction il réussit à créer, elle ne sera qu’éphémère. Et il est parfaitement conscient que rien n’empêchera Essav de lever les yeux au-delà de sa propre silhouette pour enfin contempler la femme que beaucoup lui destinaient… Mais ces réflexions, aussi fondées soient-elles, ne le conduisent pas pour autant à l’inaction. Il choisit de faire ce qui est entre ses mains pour « empêcher », ne serait-ce que partiellement, ne serait-ce que temporairement, ce scélérat de souiller sa mère de son regard impur.
Parfait… ou pas du tout !
Et comme le souligne le Rabbi de Tolna, c’est là une leçon de vie mémorable que Yossef nous livre à travers son attitude. En effet, lorsqu’un quelconque problème surgit, nous avons tendance à viser la solution parfaite. Si celle ci existe, et surtout, si nous sommes capables de la mettre en œuvre, alors seulement nous acceptons d’agir. En revanche, lorsque nous anticipons d’emblée que les éventuels efforts que nous pourrions fournir ne suffiront pas à régler entièrement le problème, nous préférons souvent baisser les bras. À quoi bon consacrer le petit quart d’heure qui nous reste avant l’invasion post-école à faire un brin d’ordre dans le salon, si le reste de notre logis se trouve dans un état si catastrophique ? Soupirons-nous. À quoi bon résister à cette dernière part de mille-feuille si la balance se montre de toute façon si peu clémente avec nous ? Et à quoi s’empêcher de prononcer des paroles interdites pendant une heure de la journée si les vingt-trois restantes nous voient si souvent trébucher dans ce même domaine ? C’est là qu’intervient la règle d’or inspirée par Yossef : faire ce que l’on peut, c’est toujours mieux que ne rien faire du tout. Alors, même si les efforts que nous fournissons ne règleront pas tous les problèmes, efforçons-nous de privilégier l’action sur l’accablement.
Aide-toi et le Ciel t’aidera
Et la bonne nouvelle dans tout cela, c’est que lorsque nous nous armons de courage pour relever ne serait-ce que partiellement un défi qui, naturellement, paraît insurmontable, le Tout Puissant peut alors intervenir pour terminer la tâche que nous avons entamée. Vous voulez une preuve ? Vous en aurez ! Le Midrach nous révèle que bien que Yossef n’était logiquement pas assez grand pour parvenir à ses fins, le Maître du monde opéra un miracle. Et c’est ainsi que, contre toute attente, sa frêle silhouette obstrua totalement le regard d’Essav ! À notre tour, tâchons d’adopter l’attitude de notre ancêtre ; dès qu’un défi apparemment impossible se présente à nous, et que l’envie de baisser d’emblée les bras nous submerge, repensons à cet être menu qui n’hésita pas à s’interposer face à un imposant guerrier que l’on imagine tout en muscle. Et rappelons-nous qu’il est toujours préférable de faire le peu que nous pouvons plutôt que de rien faire du tout. Sans compter qu’avec l’aide de D.ieu, ce peu risque fort de se transformer par miracle en mieux. En beaucoup mieux… Si ça ne s’appelle pas une leçon de… taille !