Entretien avec Joël Mergui, président du Consistoire
Quelques jours après la grande soirée d’inauguration du Centre Européen du Judaïsme dont il a été le maître d’œuvre, Joël Mergui a livré à Haguesher, ses sentiments et appréciations. L’occasion pour lui, en avant-première des traditionnels 10 jours du Consistoire, de s’expliquer plus en détail sur cette petite phrase (Partir ou Bâtir ?) qui a fait la une de notre dernière édition, avant de susciter un débat dans la communauté francophone en Israël.
Haguesher : Joël Mergui, vous avez pensé et même rêvé ce centre pendant près de 15 ans. Après que les lampions de la fête dont l’invité d’honneur n’était autre que le président de la République, se sont éteints, quelles sont les réflexions et sentiments dominants que vous en retenez ?
Dr Joël Mergui : J’éprouve d’abord de la reconnaissance pour tous ceux qui ont cru en ce projet et l’ont rendu possible. Et puis un grand soulagement parce qu’un tel événement passe par plusieurs années de travail, de combats, de défis à relever, d’obstacles à surmonter, de personnalités à convaincre, de financements à trouver. Mais le résultat est là : le bâtiment est construit et c’est un outil supplémentaire qui trouve sa place dans un patrimoine déjà vaste. C’est le principal ouvrage réalisé par la communauté depuis la Guerre, et il a été inauguré par le président de la République ! C’est pour nous, une double reconnaissance, de notre action d’une part mais aussi de l’ensemble de la communauté juive. J’espère que c’est aussi, pour l’Etat, l’expression d’une volonté de pérenniser le Judaïsme français. J’ai aussi conscience de l’importance du défi que nous avons à relever aujourd’hui comme je l’ai dit le soir de l’inauguration : la construction n’était qu’une étape préalable, l’outil pour remplir les buts que nous nous proposons.
Haguesher : Lors de votre allocution, on vous a senti à la fois satisfait, ému mais surtout, très sérieux comme si la fête ne pouvait pas être complète en raison des inquiétudes qui accompagnent aujourd’hui la communauté juive de France ?
Dr Joël Mergui : Il y avait, ce soir-là de très hautes personnalités venues reconnaître notre action ainsi que nos grands donateurs. Le bâtiment leur a plu et c’était important. Ai-je été trop sérieux ? peut-être. Je crois surtout que le poids de l’Histoire s’est fait sentir de lui-même à mesure que j’ai rappelé toutes les étapes de ce projet et son contexte très lourd émaillé de drames. Imaginez que l’avenir démente le choix de bâtir qui a été le nôtre ? Comprenez bien : nous avons donné un nouvel élan à notre institution en pesant l’énorme responsabilité d’avoir dit à la communauté juive de France : « En dépit des difficultés actuelles, de la résurgence de l’antisémitisme, des attentats qui nous ont ébranlés, des départs vers Israël, il faut continuer à construire et à maintenir l’espoir, la vie, la transmission. » Ce n’est pas un choix que le Consistoire a fait à la légère ! Notre message est très clair en direction des pouvoirs publics à tous les échelons : nous avons fait notre travail. Nous avons été au bout de notre engagement pour la France et nous avons construit. A la France maintenant – celle qui a reconnu que sans les Juifs de France, elle ne serait pas ce qu’elle est -, de nous dire si nous avons eu raison d’espérer, si nous avons eu raison de croire qu’elle prendrait sa part dans la pérennisation du judaïsme en France.
Haguesher : Avez-vous justement reçu des garanties que les pouvoirs locaux accompagneront ce développement de la communauté ?
Dr Joël Mergui : L’État a joué son rôle ces dernières années en garantissant notre sécurité de citoyens et, même si c’est normal, nous lui en sommes reconnaissants. Le même engagement doit se poursuivre et s’amplifier pour garantir la sécurité du judaïsme qui se traduit par sa transmission, la possibilité d’être juif dans la vie de tous les jours en toute sérénité. Le Président de la République, les ministres de l’intérieur et de la culture, la Maire de Paris et la Présidente de la Région Ile-de-France, autant que des maires et présidents d’autres régions nous ont assuré vouloir être à nos côtés. Lorsque j’avais évoqué le projet du CEJ devant le Président Nicolas Sarkozy, il avait parfaitement compris que si l’Etat n’était pas associé, cela signifiait qu’il se dissociait de l’avenir des Juifs de France. Ce qui était vrai hier l’est encore plus aujourd’hui, voilà pourquoi il est nécessaire de pouvoir s’asseoir avec les pouvoirs publics et de bâtir ensemble des projets de vie et d’avenir.
Haguesher : Nous avons titré la semaine dernière sur l’une des phrases choc de votre discours : «Partir ou bâtir ? Bâtir». Qu’avez voulu dire ?
Dr Joël Mergui : Lorsque, au lendemain de l’attentat contre l’Hypercasher, Binyamin Nétanyaou avait appelé les Juifs de France à monter en Israël, j’avais dit que je préférais clairement une époque où les juifs avaient le choix d’aller partout plutôt qu’une époque où on ne les voulait nulle part. J’ai été, bien avant la vague d’alya de 2015, l’initiateur de la cérémonie de bénédiction des olim de France qui partaient chaque année. Je suis toujours en relation avec les autorités israéliennes pour qu’elles continuent d’accorder aux olim de France les moyens de s’intégrer au mieux, et de prendre en compte toutes les spécificités de l’Alya française. J’ai dit et répété que la alya ne doit pas être un choix de peur mais un choix de cœur car ainsi elle sera bénéfique pour tout le monde. En tant que président du Consistoire, j’ai le devoir de veiller sur tous ceux qui font encore le choix de vivre en France et qui veulent faire vivre en Europe une communauté forte qui soutient Israël. N’oublions pas qu’il s’agit toujours de la plus importante communauté au monde après Israël et les Etats-Unis et qu’il serait totalement irresponsable que le Consistoire l’abandonne à elle-même, sans aucune structure. Pire, ce serait pour moi priver des dizaines de milliers de juifs, qui sont sur le chemin d’un retour à leurs racines, de toutes les chances de revenir un jour au Judaïsme. La situation n’est pas la même qu’en Israël, qui peut toutefois un jour y être confrontée. Il y a en France, des dizaines de milliers de Juifs qui n’ont pas encore redécouvert leur judaïsme et d’autres qui sont happés par l’assimilation. Il nous faut des outils pour lutter contre cette assimilation galopante. Être Juif à l’extérieur de la communauté, c’est prendre le risque de s’éloigner d’Israël, comme peuple, comme État, comme message aussi. Mon rôle est d’offrir aux Juifs de France, le cadre indispensable pour rester juifs, pour redécouvrir leur identité juive ou pour consolider cette identité. Et pour cela il faut bâtir des lieux comme le C.E.J. Bâtir avant tout pour rassembler, bâtir pour transmettre, c’est ma priorité ! Il n’y a pas de contradiction entre l’accompagnement des olim et la construction de nouvelles structures, il s’agit de la même logique : assurer un avenir juif à nos enfants et petits-enfants, qu’ils restent en France ou qu’ils partent ensuite ailleurs.
Haguesher : Est-ce pour cette raison que vous parlez constamment de solidarité entre les communautés ? Éclairez-nous concrètement sur le sens que vous lui donnez et comment la construction du CEJ s’y inscrit.
Dr Joël Mergui : Ici aussi il faut dépasser l’illusion de simplicité. Pour plusieurs raisons nombre de communautés sont aujourd’hui en difficulté voire en péril. A l’inverse des synagogues privées, le Consistoire représente un réseau solidaire de communautés. C’est pourquoi celles dont les ressources dépassent largement les besoins propres, contribuent généreusement à aider celles qui sont en difficultés. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de voir parmi elles des communautés « riches », il est plus exact et plus juste de les qualifier de « solidaires » car c’est leur générosité qui permet de faire vivre celles qui n’en ont plus les moyens et qui permet aussi de conserver le plus possible le patrimoine intact. Il est donc essentiel pour la survie des petites communautés que cette solidarité fonctionne et se développe. Il fallait donc non seulement apporter à la population juive du 17e des services de qualité de proximité, mais il était primordial aussi de créer dans ce quartier une structure communautaire pérenne, non privée, pour que ceux qui en ont les moyens et le souhaitent, puissent agir et s’engager en faveur de la solidarité communautaire. Le CEJ, comme l’ensemble du patrimoine construit par le Consistoire, n’appartient pas à des associations ou SCI privées. Il appartient au Consistoire pour pouvoir appartenir de façon pérenne au patrimoine commun de la communauté juive.
Haguesher : Dans votre discours, vous avez insisté sur la problématique créée par les amalgames faits aujourd’hui entre les communautés juives et musulmanes… Vous avez dit que la communauté juive ne voulait pas être la victime collatérale du sursaut de laïcité qui s’exprime en France. Vous craignez cet amalgame entre le voile et la kippa ?
Dr Joël Mergui : Il n’y a tout simplement aucune comparaison possible. Le port de la kippa n’a ni connotation, ni vocation politique ou prosélyte. Il s’agit d’un choix strictement personnel qui n’affirme qu’une chose : le fait d’être croyant. Voilà pourquoi, je mets en garde contre toute tentative d’amalgame. Ceux qui veulent combattre, à raison, l’instrumentalisation de la religion par des fanatiques extrémistes doivent comprendre que radicaliser la laïcité ne leur sera d’aucun secours, bien au contraire ! En revanche, cela portera une véritable atteinte à tous les croyants qui ne pourront plus exercer normalement leur vie religieuse et c’est particulièrement vrai pour le judaïsme dont les règles sont strictes, bien qu’en parfaite concordance avec une vie pleinement citoyenne et responsable.
Haguesher : Peut-on dire que du point de vue du Consistoire, il y aura un avant-CEJ et un après-CEJ ? Pourquoi cette dimension européenne ?
Dr Joël Mergui : La force du Consistoire depuis 210 ans a toujours été de s’adapter à son époque et il est significatif que ce soit notre institution qui ait créé le CEJ. Nous vivons à l’heure de la mondialisation et notre pays s’inscrit dans un contexte européen de partage des frontières, d’une culture commune et d’étroites relations politiques et économiques. Nombre de règlements se situent au niveau communautaire et le Consistoire en a conscience. C’est pourquoi il nous faut agir, défendre et promouvoir le judaïsme dans toutes ses dimensions et aussi bien au niveau local, national qu’européen. Il faut avoir à l’esprit que des décisions prises à l’autre bout de l’Europe, peuvent nous impacter ici en France et il faut s’y préparer. D’un autre côté l’Europe représente un formidable atout pour développer davantage les échanges entre tous nos jeunes et pour faire connaître les cultures juives qui l’ont traversée durant 2000 ans. L’une des missions du CEJ consiste justement à amplifier tous ces partages grâce à son pôle culturel orienté à la fois vers l’extérieur de la communauté et vers l’intérieur de la communauté. Le Consistoire a toujours eu le souci de rassembler tous les publics juifs en offrant un maximum de raisons de fréquenter nos communautés. La culture particulièrement juive – tout comme l’étude, la prière, la mémoire ou Israël -, constitue aujourd’hui une porte d’entrée dans le judaïsme, un moyen de retisser un lien distendu ou oublié, tout en permettant aussi le brassage des publics et des populations, ce qui est très important pour l’avenir de la communauté juive.
Haguesher : Comment justement trouver le juste milieu entre le pôle culturel et le pôle cultuel ?
Dr Joël Mergui : On l’oublie mais nos synagogues ont toujours été des lieux de réunions et de festivités, en plus d’être des lieux de prières et d’études. Elles ont vocation à transmettre aussi une culture juive, des traditions. C’est ce qui explique que nous soyons tous attachés à une liturgie ou des coutumes particulières en fonction de notre origine familiale. Les débats de sociétés, l’avenir d’Israël, la manière d’appréhender le monde et ses innovations, l’art et tous les domaines du savoir, ont été traversés par les réponses que le Judaïsme a été et demeure toujours capable d’apporter. Il importait donc de ne pas exclure cette dimension sociétale autant que culturelle d’un Centre européen du Judaïsme mais au contraire de montrer combien toutes les dimensions du Judaïsme se côtoient et se mêlent harmonieusement sans frontière stricte. Le Judaïsme est une symbiose dont il ne faut rien exclure, si l’on ne veut rien perdre de son unité et de sa formidable cohérence. Tout y est lié indissociablement. J’ai espoir que cette diversité dans l’unité se retrouve au CEJ et que chacun y découvre de quoi le satisfaire et le nourrir pour épanouir son judaïsme. – Est-ce qu’après cette soirée « républicaine » d’inauguration du CEJ qui avait parfois des allures de dîner du CRIF, le Consistoire n’a pas aussi désormais une vocation plus politique que jusqu’à présent ? – Le CRIF et plus généralement toutes les grandes institutions juives accomplissent un travail remarquable et elles ont mon profond respect et tout mon soutien. Il est important de savoir que si nous avons des rôles différents, ils sont tous importants et surtout complémentaires. Le Consistoire a la responsabilité opérationnelle du Judaïsme français dans de nombreux domaines pour lesquels il entretient une nécessaire relation avec les pouvoirs publics. Pour défendre l’abattage rituel par exemple, nous sommes en relation avec le ministre de l’Agriculture, et concernant la laïcité avec le ministre de l’Intérieur. Le respect du chabbat et des fêtes pour les étudiants relève du ministère de l’enseignement supérieur, des recteurs et doyens d’université. Peu le savent mais nous agissons à tous les niveaux de la hiérarchie publique. Je suis heureux d’ailleurs qu’avec le Quai d’Orsay, nous ayons pu aboutir à ce que les portes du Tombeau des Rois à Jérusalem soient à nouveau ouvertes. Je ne cesse de rappeler et je continue à le faire, que ce site a été offert à notre pays pour la science certes, mais aussi pour permettre la « vénération des fidèles. » Le culte et la culture étaient naturellement inséparables aussi aux yeux de la donatrice, qui agissait pour le compte du Consistoire à une époque où celui-ci ne pouvait agir directement. Le Consistoire est un acteur à la fois légitime et très présent. Ce qui importe finalement, ce n’est pas tant de parler, c’est d’agir et je crois que la construction du CEJ, pour lequel a été inaugurée la place de Jérusalem, sont des preuves flagrantes que le Consistoire agit.
Haguesher : Durant son discours, le président Macron a évité de revenir sur sa formule qualifiant l’antisionisme de nouvelle expression de l’antisémitisme. Cela vous a déçu ?
Dr Joël Mergui : J’espère que cela ne remet pas en cause son engagement à les lier juridiquement et donc officiellement. Il est fondamental aujourd’hui que l’antisionisme soit reconnu comme une nouvelle forme d’antisémitisme au même titre que l’Islamisme radical est reconnu, enfin, comme une cause du terrorisme. Dans ce contexte, j’espère qu’un jour la France et toute l’Europe reconnaîtront enfin Jérusalem comme la capitale légitime d’Israël.
Propos recueillis par Daniel Haïk