Récit de Koby Levy
R’ Alexander Freilich est un ‘Hassid âgé, père de dix filles, qui en a marié déjà neuf et leur a donné une dot respectable. Il s’apprête à marier la dixième fille, mais il n’en a cette fois plus les moyens. En effet, il a dû fermer son magasin du fait de ses problèmes de santé. Son Rebbe lui recommande de voyager en Amérique, il lui donne quelques adresses et le bénit.
R’ Alexander s’achète un nouveau costume, de nouvelles chaussures, et des billets d’avion aller-retour. Il se dirige vers l’aéroport. Il a dans sa poche une liste respectable de donateurs. « Maître du monde, murmure l’humble ‘Hassid, bénis-moi, fais en sorte que ce voyage soit court, que je réussisse afin que ma fille puisse fonder un foyer… » Maintenant mes amis, saisissez vos jumelles, notre ami Alexander est le premier à attendre à la vérification de sécurité au terminal. Que se passe-t-il là-bas exactement ? « Enlevez s’il vous plaît votre chapeau » ordonne l’inspecteur de sécurité, d’un ton dur. « Retirez votre costume », poursuit-il presque du même souffle. Le personnel des inspecteurs lui tâte les poches, la doublure, et son sac à main. Ils examinent le chapeau de tous ses côtés. Ils ouvrent son sac et en sortent des Tefilin, un Talit et quelques livres sacrés. Alexander se vexe un peu lorsqu’un des inspecteurs lui commande soudain : « Monsieur, enlevez vos chaussures, s’il vous plaît ! » Il se déchausse, et ses chaussures sont emportées par un des inspecteurs. Où ? On ne sait pas… « Ils me soupçonnent apparemment d’avoir des diamants dans les semelles… Depuis quand vérifie-t-on la doublure d’une veste et les chaussures ? Quelle honte ! » Prêtez attention, chers observateurs, aux dizaines de voyageurs qui observent le ‘Hassid âgé, et chuchotent… « Il veut apparemment faire passer illégalement quelque chose… Les ‘harédim… comme toujours… » Un homme âgé grand de taille habillé d’un costume coloré, portant chapeau de paille et lunettes regarde la scène, amusé et curieux.
« Mettez-vous sur le côté et laissez passer les voyageurs suivants ! » commande-ton à nouveau à Alexander. Une auréole rouge recouvre son visage, lorsque tous le dépassent et fixent ses chaussettes grises. Où sont ses chaussures ? Elles ont disparu dans la vérification de sécurité… L’homme grand au chapeau de paille, adossé à un panneau, laisse, lui aussi passer les voyageurs qui se trouvent derrière lui. Durant dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure, R’ Alexander Freilich reste déchaussé et devient la risée de l’aéroport. Des enfants le montrent du doigt… « Quand vais-je recevoir mes chaussures ? Le vol est prévu pour dans cinq minutes… » « Attendez, Monsieur, attendez, la vérification n’est pas encore terminée… » « Veuillez monter à l’avion, vol TWA numéro 704 pour New-York… sur le quai numéro 7. » « Monsieur, vous êtes libéré », ricane l’inspecteur. « Mais rendez-moi mes chaussures… » « Nous sommes désolés, vos chaussures sont encore en train d’être vérifiées, mais vous-même pouvez monter… » « Qu’est-ce que cela veut-il dire ? » s’étonne Alexander. « Exactement cela ! Qu’est-ce qui n’est pas clair ?! Vous êtes libéré, mais les chaussures pas encore ! »
Les éclats de rire autour de lui sont humiliants. R’ Alexander se tait, contient sa honte, se revêt de son costume, ramasse ses Tefilin et ses livres dans son sac à main, court en chaussettes au quai, et rejoint la passerelle de l’avion. Il entre dans l’avion, un mince sourire aux lèvres. La blague du ‘Hassid en chaussettes résonne encore dans les couloirs de l’aéroport. Il s’assoit à la place qui lui est assignée, entre ses pieds sous le siège et sort un petit livre de Tehilim. « Pardonnez-moi, Monsieur, puis-je vous poser une question ? » lui demande quelqu’un en anglais. L’homme grand au chapeau de paille et au costume coloré se présente cordialement : « Je m’appelle Richard Colins de New-York. » Alexander lui sourit avec bienveillance. « Oui, que désirez-vous savoir, mon ami, au fait je m’appelle Alexander Freilich… » « Expliquez-moi, Mister Alexander, comment n’avezvous pas bouillonné de colère après cet affront que vous ont fait passer les inspecteurs de sécurité ? Ils vous ont tout simplement humilié ! Après que vous êtes monté dans l’avion, moi je suis resté encore là-bas et je les ai grondés… Quels insolents ! Et vous vous taisez ?! Expliquez-moi, où a disparu votre colère ? » Alexander rassemble tout son bagage d’anglais, et réussit à lui répondre : « Nous autres, Juifs, avons reçu comme enseignement de nos Sages que la colère est de l’idolâtrie. Le coléreux est orgueilleux et, en une certaine manière, incroyant. Pourquoi ? Car celui qui se met en colère sur les gens pense que ce sont eux qui lui font du mal et l’humilient, et n’intègre pas le fait que c’est le Créateur Qui les a envoyés avec cette mission. Ils ne sont que les bâtons envoyés pour me frapper, mais l’affront vient du Ciel, et je le mérite certainement. Notre Rebbe nous enseigne souvent au tich (rassemblement des ‘Hassidim à la table du Rebbe) : ‘Le coléreux n’a rien obtenu d’autre que son énervement. Il en paie un prix lourd dans ce monde, et plus encore dans le monde futur’ Vous comprenez, Mister Colins, je préfère rester heureux en chaussettes, plutôt qu’être en colère avec des chaussures… »
L’homme grand acquiesce du visage, quelque peu perplexe… « Qu’allez-vous faire en Amérique, si je puis me permettre ? » « Je vais me mettre en quête d’une dot pour ma dernière fille. J’ai réussi à marier neuf filles avec l’aide de D.ieu, j’avais un magasin par lequel Hachem m’a envoyé la subsistance et les dots de mes filles, mais que faire ? Je suis tombé malade, j’ai dû fermer mon commerce et le Rebbe m’a recommandé de voyager en Amérique chez des donateurs pour y collecter des dons. Je suis un homme simple ; ce que le Rebbe dit, j’accomplis… » « Combien d’argent, Mister Freilich, devez-vous rassembler pour la dot de votre fille ? » « 200 000 shékels, à part les frais d’une paire de chaussures que je m’achèterai à New-York… » Tous deux éclatèrent d’un fou rire… A présent, prêtez attention, chers lecteurs, Mister Colins sort de sa poche un carnet de chèques, inscrit sur un chèque la somme de 50 000 dollars, et l’enfonce dans la poche de la chemise du ‘Hassid en chaussettes. Alexander ouvre des yeux ronds d’étonnement. « Je n’ai rien demandé… » « Mais moi je veux donner, Alexander. Je ne suis pas Juif, il est vrai, mais il me semble que la leçon que vous m’avez donnée la dernière heure vaut bien plus que 50 000 dollars… » Il va sans dire que R’ Alexander Freilich s’acheta des chaussures à l’aéroport de New-York, et reprit aussitôt l’avion d’ElAl, pour revenir en Israël… « Tel que je me connais, me déclare A. mon cher ami qui m’a raconté ce récit savoureux, je n’aurais pas passé sous silence un tel affront… Laisser un Juif en chaussettes et le ridiculiser aux yeux de centaines de voyageurs… J’aurais fait une scène en plein aéroport, j’aurais demandé des dommages et intérêts, je ne me serais pas tu, je n’aurais pas laissé passer… Ce ‘Hassid possédait sans aucun doute une rare grandeur d’âme, il avait travaillé ses midot d’une façon exemplaire, à nous rendre jaloux… » Je me suis souvenu que Rabbi Na’hman de Breslev écrit dans Likouté Moharan que celui qui se met en colère doit savoir qu’il avait été décrété sur lui de gagner de l’argent, et que par sa colère il l’a perdu. Et inversement. D’ailleurs, en ces jours du mois d’Eloul, nos Sages nous recommandent de travailler sur la colère car « celui qui passe outre à son honneur et ne se montre pas pointilleux, le Ciel laisse passer toutes ses fautes ».
Traduit et adapté par S. Koen