Et si on se lançait des fleurs ?
Que nos aimables lectrices ne se laissent guère rebuter par le titre qui coiffe le présent article. Rassurons-les d’emblée : l’équipe du LPAF ne s’est pas certainement mis en tête de vous faire relire vos grands classiques de la littérature française. Ni encore moins de vous replonger dans vos fiches de lecture qui jaunissent dans le grenier (de vos parents) depuis la fin de votre sixième- cinquième. Si nous nous sommes permis d’emprunter à Marcel Pagnol l’intitulé du deuxième tome de sa trilogie autobiographique, c’est simplement parce que nous avons été prises d’une folle envie de nous rendre à nous toutes, mères juives, un vibrant (auto)hommage. Une ode ô combien durement méritée au rôle inestimable et irremplaçable que nous avons le privilège de jouer dans la construction personnelle de notre enfant. Un témoignage de respect, de reconnaissance et de gratitude envers ce véritable édifice castral que nous nous évertuons à bâtir, jour après jour, tout autour de lui, pour le protéger de
tous les dangers. Mais aussi, celui que nous aménageons au plus profond de son coeur. Ce métaphorique château qui fera de lui un prince ou une princesse du Roi des rois. Eh ! Qui a dit qu’il fallait attendre la fête des Mères pour qu’on nous lance des fleurs ?!
Une union semée d’embûches
Pour tout vous dire, l’idée de ce standing ovation ne vient pas de nous. Elle vient, vous ne le devinerez jamais… de la Paracha de la semaine. Mais pour le découvrir, il va nous falloir redescendre de notre piédestal, et nous plonger dans une déclaration assez surprenante de la section de Vayetsé. Alors, prêtes pour notre session d’étude hebdomadaire ? Le deuxième chapitre de notre Paracha s’ouvre sur le récit tourmenté de la rencontre entre Yaakov et Rachel. Tourmenté parce que si tous deux sont persuadés d’avoir trouvé en l’autre l’âme-soeur, Lavan, le père de Rachel, semble bien décidé à tirer parti de leur attachement mutuel. Il n’hésitera pas à faire trimer le patriarche pendant sept ans contre la main de sa fille. Et même une fois cette période écoulée, il n’aura pas le moindre scrupule à substituer Léa à Rachel le soir de leur mariage. Le gendre malmené devra alors s’engager à fournir sept années de travail supplémentaires pour s’assurer la main de cette dernière. Malheureusement, même une fois que Yaakov et Rachel auront convolé en justes noces, leurs épreuves seront loin d’être terminées. Car notre matriarche désirera ardemment porter en elle les futurs pères du peuple d’Israël, mais en vain. Elle suppliera son époux de plaider sa cause auprès du Tout-Puissant, mais ne récoltera que sa colère. En désespoir de cause, elle choisira alors de suivre la voie de Sarah, qui avait demandé à Avraham d’épouser Hagar, sa servante, afin de pouvoir élever ses enfants et d’être ainsi comblée de façon indirecte.
La première mère-porteuse ? Arrêtons-nous un instant sur le verset relatant la suggestion de Rachel à Yaakov : « Voici ma servante Bilha,
unis-toi à elle afin qu’elle enfante sur
mes genoux et que je puisse, moi aussi,
être construite par elle. » (Béréchit 30,
3)
Sans vouloir diminuer l’inimaginable
abnégation dont cette femme stérile fit
preuve en invitant une rivale dans sa
propre tente, nous pouvons difficilement
nous retenir de questionner l’intérêt
d’une telle démarche.
En effet, si une femme est privée du
bonheur de la maternité, aussi douloureux
que cette situation puisse être,
en quoi le fait de confier à une autre
femme la tâche de lui porter des enfants
pourrait-il combler le vide cruel
qu’elle éprouve ? Ou, pour reprendre
l’expression sibylline employée par Rachel,
en quoi la naissance d’un enfant
conçu par une autre lui permettrait-elle
d’être « construite » ?
Le Rav Meir Bergman, cité par le Rav
Yissakhar Frand, se propose de résoudre
ces difficultés en évoquant un
différend qui opposa, en leur temps, le
roi David à son épouse Michal.
Une erreur fatale
Le Livre de Chmouël (II, 6, 16-20) relate que lorsque l’Arche de l’Alliance retrouva sa place au sein du peuple d’Israël, le roi David l’accueillit en dansant et en sautant de toutes ses forces, en présence
d’une foule de badaudes. Mais sa conduite fut jugée déplacée par son épouse, qui l’avait observé par la fenêtre. Aussi, lorsque le souverain rentra chez lui pour partager sa joie avec les siens, Michal ne lui cacha guère sa désapprobation : « Combien s’est honoré aujourd’hui le roi d’Israël, se donnant en spectacle aux servantes de ses serviteurs, comme eût pu le faire un homme de rien ! » Néanmoins, cet accueil glacial ne fit absolument rien pour tempérer l’enthousiasme brûlant du souverain. Et ce dernier de lui répliquer avec force et vigueur : « C’est devant l’Éternel que j’ai dansé et danserai de plus belle, et volontiers je m’humilierai davantage et me ferai petit à mes propres yeux pour ces servantes dont tu parles, c’est auprès d’elle que je me glorifierai ! » La réaction divine à cet échange houleux ne se fait pas attendre. Dès le verset suivant, on apprend que Michal n’eut pas d’autre enfant jusqu’à son
dernier jour, où elle mourut en couches.
Amaot vs. Imaot ?
Les rédacteurs du Midrach ne manquent pas
de relever la graphie singulière du terme renvoyant aux « servantes » employé dans les versets susmentionnés . Habituellement orthographié אַמוֹת (lisez : Amot), le voici qui apparaît dans ce contexte sous la forme אַמְהוֹת (lisez : Amaot), avec une lettre ה supplémentaire. Et pour peu que nous fassions abstraction des voyelles, nous obtenons alors le mot Imaot, qui signifie non plus « servantes », mais bien « mères ». Quel est donc le sens de cette mutation orthographique ? Ou pour formuler cette question de façon plus concrète : ces femmes étaient-elles des servantes ou plutôt des mères ? Tout dépend, nous dit le Midrach, de la personne à qui vous auriez posé la question. Pour Michal, les femmes qui avaient assisté aux acclamations de son époux, n’étaient autres que de simples domestiques. D’où sa répugnance à le voir « se donner en spectacle » sous leurs yeux. Pour David, en revanche, il s’agissait bel et bien de nobles mères d’Israël, auprès desquelles il se « glorifierait » volontiers.
Ode à la Mère Juive
Mais comme le souligne le Rav Meir Bergman, ce que le Midrach tente de déterminer n’est pas le rang social ni la situation professionnelle de ces badaudes, mais plutôt l’estime que le couple royal leur portait respectivement. Aux yeux de Michal, les femmes d’Israël pouvaient parfois s’apparenter à de simples domestiques. Après tout, ne passaient-elles pas le plus clair de leur temps à changer des langes souillés, à moucher des nez enrhumés ou à enfourner des cuillerées de bouillie ?! Bref, à exécuter toutes sortes de menues besognes, monotones et réductrices, les reléguant aux titres de « servantes ». Mais le roi David ne s’identifiait en aucun cas à cette vision de la maternité. Selon lui, les tâches domestiques que remplissent les femmes d’Israël à longueur de journée n’en font pas pour autant des domestiques… D’abord, parce qu’à travers ces innombrables gestes élémentaires au bien-être de sa progéniture, la Mère Juive (notez bien les majuscules…) a l’opportunité inouïe de lui véhiculer son amour inconditionnel… De lui exprimer sa tendresse sans bornes… Mais aussi, parce que le rôle de la Mère Juive Authentique (même remarque que précédente) est loin de se cantonner à ce florilège de bons petits soins. Il consiste aussi, et surtout, à faire ressortir tout ce qu’il y a de meilleur en lui. À lui faire comprendre qu’il est digne d’aimer, mais aussi d’être aimé. Et à lui donner tous les outils nécessaires pour faire de lui un futur Père, ou une future Mère d’Israël digne de ce nom. C’est la leçon que le roi David tente de donner à Michal : celles que tu perçois comme de simples « Amot » ne sont autres que des « Imahot », dans le sens le plus noble du terme…
Élever et s’élever
D’ailleurs la punition que lui inflige le Créateur reflète la nature de son erreur. Michal meurt en couches. Elle est peut-être mère du point de vue biologique , mais elle est privée du privilège d’élever son enfant. Ce privilège précis qu’elle a malheureusement failli d’apprécier à sa juste valeur… Et c’est là une vérité que plusieurs siècles d’« émancipation » féminine s’escrimeront à bafouer : élever un enfant est le plus beau de tous les métiers du monde. Même s’il est semé d’embûches, de Playmobil à ramasser,
de montagnes de linge à laver/étendre/ plier, de bobos à soigner, de petits nez à moucher et de petits mouchards à sermonner… Et même si tout cela n’a rien de bien glamour, cela n’en reste pas moins la plus gratifiante, la plus glorifiante de toutes les carrières de la planète. Fortes de cette réflexion édifiante, nous pouvons à présent comprendre la démarche de Rachel qui, en proie à la stérilité, résolut de confier à Bilha le soin de lui porter un enfant. Car notre matriarche le savait ; être mère, c’est beaucoup plus que mettre au monde un enfant. C’est pouvoir l’élever. Et, par la même occasion, pouvoir s’élever… C’est pouvoir lui construire un château. Et, par la même occasion, « être construite » par lui…