Selon la tradition, Hagar était une princesse égyptienne, qui avait été confiée à Sara en tant que servante après le passage de nos patriarches dans la terre des Pharaons.
Constatant qu’elle ne pouvait enfanter, Sara proposa à son époux de s’unir avec Hagar, sa servante, dans l’espoir qu’ellemême pût « se construire » à travers elle (Béréchit 16, 2). Cependant, lorsque Hagar devint enceinte, elle adopta une attitude dédaigneuse envers sa maîtresse, se considérant supérieure en raison de sa fécondité. Ce comportement fut intolérable aux yeux de Sara, qui déclara à son mari : « Tu es responsable de l’injure qui m’est faite ! » Avraham, soucieux de la dignité de sa femme, lui rendit sur-lechamp l’autorité qu’elle avait sur sa servante. Devenant le souffre-douleur de sa maîtresse, Hagar prit la fuite vers le désert. Là, un ange la trouva et l’incita à retourner vivre dans la demeure du patriarche : « Retourne chez ta maîtresse et humilie-toi sous sa main ! » Les détails de ce récit sont singuliers à de nombreux égards. Tout d’abord, pourquoi Sara impute-t-elle à son mari la responsabilité de son dédain ? De plus, qu’a-t-elle voulu prouver ensuite en la méprisant à son tour ? Enfin, pourquoi l’ange décréta-t-il à Hagar de retourner « s’humilier » sous la main de sa maîtresse ? Et de manière plus générale, il convient de comprendre quelles sont les valeurs sous-jacentes qui font le véritable intérêt de cet épisode… Une émancipation par mariage L’Or Ha’Haïm propose d’envisager ces faits sous un nouveau regard, grâce à une analyse de type « talmudique » dont nous reprendrons les grandes lignes. Le Midrach (Béréchit Rabba 45, 1) enseigne que Hagar, lors de la visite des patriarches en Egypte, s’était offerte à Sara en tant que servante. Celle-ci lui avait alors attribué le statut juridique de « bien matrimonial ». Autrement dit, si la princesse égyptienne appartenait bel et bien à Sara, c’est Avraham qui pouvait tirer profit de ses services. Par ailleurs, le Talmud (Guitin 39/b) enseigne que lorsqu’un maître offre une servante kena’anite en mariage à un homme libre – union qui ne peut être reconnue par la Torah – cela correspond à une émancipation implicite : la servante est de facto libérée, du fait que le maître a tacitement renoncé à son droit sur elle. Il en va donc de même dans le cas où le maître lui-même s’unirait à sa servante à titre matrimonial : cette union est implicitement synonyme
d’émancipation. Une union équivoque Dès lors, nous pouvons envisager les faits relatés dans notre paracha avec un nouveau regard. La question sousjacente, avec laquelle débute cet épisode,
consiste à savoir si Avraham s’est uni à Hagar en sa qualité de maître, dans l’idée de l’épouser dans les formes et de la libérer ainsi ; ou l’a-t-il fait sur l’ordre de Sara, en lui laissant pleins pouvoirs sur sa servante ? En voyant la manière dont Hagar s’était mise à la mépriser, Sara comprit que
celle-ci se considérait d’ores et déjà comme l’épouse libre et légitime d’Avraham. En effet, quelle servante aurait l’outrecuidance d’adopter une telle attitude envers sa maîtresse ?! Or, si Hagar se considérait émancipée, c’était certainement parce qu’Avraham – faisant valoir ses droits de propriété – lui avait aissé entendre qu’il lui offrait sa libération. Voilà pourquoi Sara déclara au patriarche : « Tu es responsable de l’injure qui m’est faite ! » En clair, j’avais pour ma part consenti à te confier Hagar uniquement afin de t’assurer une descendance. Mais pour autant, il ne m’était nullement venu à l’esprit de la libérer. C’est donc toi, Avraham, son second maître, qui est la cause du mépris qui m’est infligé, parce que tu as offert à cette servante un droit qu’elle ne possède pas ! Réaffirmer ses droits Comprenant la méprise, Avraham déclara aussitôt à son épouse : « Voici, ta servante est dans ta main, fais-lui ce que bon te semble. » En d’autres termes, il assura à Sara que son intention n’avait nullement été de libérer Hagar, et que celle-ci demeurait la servante légitime de la maîtresse des lieux. Pour réaffirmer son autorité sur l’ancienne princesse, Sara décida donc de « l’humilier » – c’est-à-dire de « la soumettre
à de rudes travaux » (Rachi). Il ne s’agissait donc nullement de l’expression d’une rancune sordide, mais de la réaffirmation d’un droit légitime : celui d’exercer son emprise sur Hagar. Mais comme il va sans dire, celle-ci ne l’entendit pas de cette oreille : l’enfant qu’elle portait dans son sein lui laissait penser qu’elle avait été définitivement libérée de sa condition de servante et qu’elle était désormais l’égale de Sara. Ne supportant pas la servitude que celle-ci lui imposait, elle choisit donc de s’enfuir. Or, Yichmaël était destiné à grandir dans le foyer du patriarche et à y puiser les valeurs de son père. C’est la raison pour laquelle un ange s’est manifesté à Hagar et l’a incitée à regagner la maison de sa maîtresse, en lui recommandant bien de « s’humilier » à elle – c’est-à-dire de se soumettre à son service. Par ces mots, l’ange révéla à Hagar qu’elle avait été l’objet d’une erreur, et qu’elle était encore bel et bien la servante de Sara. Cela étant, il lui promit que sa soumission serait récompensée, en ce que sa descendance se multiplierait et qu’elle donnerait naissance à un « onagre parmi les hommes », qui sera pugnace et irréductible.