Alors que l’exil babylonien touchait à sa fin, les Juifs de Diaspora furent confrontés à un dilemme : le jeûne du 9 Av avait été instauré à cause de la destruction du Premier Temple, survenue quelques décennies plus tôt. Or, maintenant que le Second Temple était en cours de construction, y avait-il encore lieu de se morfondre pendant ce jour ? Au terme d’une longue réponse, le prophète leur communiqua la volonté divine à ce sujet : « Le jeûne du quatrième mois – celui du 17 Tamouz – le jeûne du cinquième mois – TichaBéAv – le jeûne du septième mois – celui de Guédalya – et le jeûne du dixième mois – le 10 Tévet – seront changés pour la maison de Yehouda en joie et allégresse ! » (ibid.8, 19).
De la tristesse à l’allégresse
Pour le Talmud (Roch Hachana 18/b), cette réponse n’est toutefois pas entièrement satisfaisante, puisqu’elle renferme une apparente contradiction : « D’un côté, on les appelle des “jeûnes”, et de l’autre, ils sont voués à la joie et l’allégresse ! » En effet, si ces dates ne doivent désormais plus être observées comme des jours de jeûne, pourquoi le verset souligne-t-il encore avec insistance : « Le jeûne du quatrième mois, le jeûne du cinquième mois, etc. » ? Ce qui amena nos Sages à formuler l’explication suivante : « Tant que règne la paix – et que le Temple existe – ce seront des jours de joie et d’allégresse ; mais si la paix cesse – après la destruction du Second Temple – ce sont des jeûnes. »
En clair, il apparaît qu’à l’époque du Second Temple, puisque « la paix régnait » dans le pays, TichaBéav et les quatre autres jeûnes mentionnés étaient marqués par des fêtes et des réjouissances. Or, cette conclusion ne manque pas de surprendre : si l’amertume de ces dates avait certes pu être effacée par la reconstruction du Temple, pourquoi fallait-il en faire des jours de fête ? Pourquoi célébrer le jour d’un malheur révolu ?
Un antagonisme complémentaire
Pour résoudre cette question, il nous faut peut-être considérersous un nouvel angle la notion de malheur et, de manière plus générale, celle de « mal ». De fait, dans notre esprit conditionné par une dichotomie primaire, nous sommes habitués à considérer le mal et le bien comme deux forces que tout oppose – comme l’antagonisme fondamental qui définit toute l’existence. Mais en y regardant de plus près, les choses sont loin d’être aussi tranchées : toute la création émane d’un seul et unique Être – qualifié à ce titre de « Créateur » – et c’est par Sa volonté que toutes les forces en présence ont été générées. Il serait donc impensable d’envisager la moindre parcelle d’existence – même celles issues de Son « retrait » – comme relevant d’un mal fondamental.
En réalité, le mal – et les malheurs qui en découlent – ne sont que des moyens détournés que le Bien est contraint d’adopter pour arriver à ses fins. D’ailleurs, la Torah souligne clairement ce principe, en évoquant les quarante années de pérégrination dans le désert : « Oui, [D.ieu] t’a fait souffrir et endurer la faim, puis Il t’a nourri avec cette manne (…) pour te prouver que l’homme ne vit pas seulement de pain. (…) Tu reconnaîtras donc en ta conscience que si l’Éternel, ton D.ieu, te châtie, c’est comme un père châtie son fils » (Dévarim8, 3-5).
Puisqu’il en est ainsi, il s’avère que tout malheur est fondamentalement un bien, qui s’exprime simplementsous des formes qui nous demeurent voilées. Et logiquement, un rapport de proportionnalité est établi entre ces deux échelles de valeur : plus le malheur est ample et douloureux, plus le bien qu’il recèle et qui en résultera sera salutaire et durable. C’est en ce sens que nos Sages enseignent : « On a l’obligation de bénir [D.ieu] pour les malheurs de la mêmefaçon qu’on Le bénit pour les bienfaits » (Bérakhot9, 5) – puisque les uns comme les autres renferment des proportions de « bien » identiques.
Voilà pourquoi, une fois la douleur de la destruction du Temple effacée par sa reconstruction, les dates ayant marqué ce malheur méritèrent et mériteront d’être célébrées comme des jours de réjouissance : le mal qu’elles contiennent est si aigu à nos yeux,que le bien qu’elles renferment a forcément des proportions non moins importantes. C’est la raison pour laquelle on ne récite pas les supplications à TichaBéAv, ce jour étant qualifié de « célébration » (Eikha1, 15). Il est également connu, selon une ancienne tradition, que le Machia’hest censé naître le jour même du 9 Av. En effet, les malheurs extrêmes de cette date – la destruction du Temple et de Jérusalem, les massacres et les exils qui ont marqué l’histoire de notre peuple – sont la preuve dubien plus profond encore contenu en ce jour, pourvu seulement que nous sachions regarder suffisamment loin…
Yonathan Bendennoune