Un souci à la puissance cinq
« Une fille à marier, mon Dieu quel souci ! » sérénadait Enrico Macias, des trémolos plein la voix, en pensant à la sienne qui, « hier une enfant », était devenue « femme à présent ».
Tandis que ce refrain populaire des années 1990resurgit dans nos esprits, difficile d’imaginer ce qu’en dirait Tsélof’had en lisant notre Paracha, lui qui n’a pas une seule, mais bien cinq filles à marier…
Sauf que cet a fortioripour le moinsfarfelun’a pas vraiment lieu d’être relevé puisque Tsélof’had n’est plus de ce monde pour se faire des cheveux blancs quantau sort de ses filles.Dont la chevelure, soit dit en passant,est en train de virer dangereusement au gris.
Hélas, oui !Comme nous le fait remarquer non sans humour la rabbanite Yémima Mizrachi, si Ma’hla, Noa, ‘Hogla, Milka et Tirtsa avaient frappé à la porte de la marieuse locale pour y déposer leurs « C.V. chidoukh », ces derniers auraient sans doute discrètement atterri dans le classeur réservé aux « incasables »…
Un CV chidoukh pas très folichon
À commencer par les informations élémentaires, comme leur âge.C’est que nos cinq candidates à la vie à deux ont dépassé de loin le millésimeidéal privilégié sur le Marché des Chidoukhim. Effectivement, la « petite dernière » a récemment soufflé ses quarante bougies. Quant à l’aînée, du haut de ses soixante ans, elle pourrait aisément passer pour sa mère.
Côté yi’houss, il est vrai que notre quintet possède un arbre généalogique des plus prestigieux à agiter devant Dame Chad’hanite. Comme le souligne expressément la Torah, ces femmes jouissent du privilège de compter parmi les arrière-arrière-arrière-arrière-petits-enfants de Yossef Hatsadik ! Néanmoins, il s’avère que Tsélof’had, leur propre père, a entaché cette prestigieuse lignée en remportant un sinistre trophée ; celui d’être le tout premier individu à avoir transgressé publiquement le Chabbat. Certes, il n’avait cherché qu’à dissuader le peuple d’en faire de même en leur prouvant la sévérité de la punition. Néanmoins, en sciant sciemment ces rondins de bois, il avait joué avec le feu. Et compromis sérieusementla valeur de l’actionfamiliale à l’impitoyable Bourse des Rencontres.
Impopulaires et célibataires
Parlons maintenant finances, si vous le voulez bien… Parce que leur père est décédé dans le désert, avant le partage de la terre d’Israël, il n’a laissé aucun héritage à ses filles. Et si vous pensez que leurs frères auront la gentillesse de leur céder un petit lopin de terre en guise de dot, ne vous faites point d’illusions ;il s’agit d’une famille composéeà 100 % de filles !
Et puis, il y a un autre détail un peu sensible à signaler à leur propos. Un détail qui aurait dû théoriquement figurer à la place d’honneur dans la colonne « atouts », mais s’est malheureusement frayé un chemin dans la colonne inverse. Voyez-vous, les filles de Tsélof’had ont la réputation d’être extrêmement méticuleuses dans le respect des mitsvot, et même des ‘houmrot. Ou pour reprendre le jargon chidoukhesque consacré, elles passent pour des filles très froums. Or il semble qu’à cette époque, les ba’hourimen quête de « machgui’hot » potentielles ne se comptent même pas sur les (cinq) doigts d’une main…
Bref. Disons-le crument. Disons-le cruellement. Ma’hla, Noa, ‘Hogla, Milka et Tirtsa sont loin d’être populaires. Alors, rien d’étonnant à ce qu’elles soient toujours célibataires…
Un optimisme à toute épreuve
Et pourtant ! Et pourtant ! Et pourtant ! Et pourtant ! Et pourtant !
Même si la Ligue des (Chadkhaniotes)Championnes a baissé à l’unanimité les bras à leur sujet, pour Sa part, le Marieur Suprêmene les a guère oubliées. L’une après l’autre, elles finissent par trouver l’âme sœur !De la plus « jeune » à la plus vieille…
Quel est donc le secret de ces femmes ? Qu’ont-elles fait pour mériter de défier vilains cancans et méchants pronostics qui les vouaient, l’une autant que l’autre, au célibat éternel ?
Le premier élément de réponse tient à l’optimisme à toute épreuve qui les caractérise. Lorsqu’elles apprennent que la terre va être partagée entre les douze tribus mais que les femmes en sont exclues, elles ne perdent pas espoir. Établissantune cellule de crise, elles débattent ensemble de la question pour enfin parvenir à la conclusion suivante :« Contrairement aux êtres humains qui privilégient les hommes au détriment des femmes, la miséricorde du Saint béni soit-Il s’étend aussi bien sur les hommes que sur les femmes ! » Et pour prouver leurs dires, elles citent plusieurs psaumes corroborant cette idée, notamment le verset : « Tov Hachem lakol – L’Éternel est bon envers tous » (Téhilim, 145, 9). Or ce psaume, nous dit la rabbanite Mizrachi, n’est pas seulement un argument savant leur permettant de revendiquer leur propre parcelle de terre. Il constitue en réalité leur leitmotiv, le moteur même qui leur fournit leur énergie de vie : « Dieu est bon envers nous ! »
Notons bien que ce verset n’est pas au futur, mais bien au présent. Ce qui signifie que les filles de Tsélof’had ont évité l’écueil ô combien tentant de placer leur vie entre parenthèses en attendant le jour où elles passeront sous la ‘houppa. Elles ont fourni l’effort surhumain de conjuguer le bonheur au présent. Et de rechercher, au quotidien, le rayon de soleil divin qui va percer leur grisaille.
Cinq pour une, Un pour toutes
L’autre aspect remarquable de ces personnalités est la solidarité qui règne entre elles. Alors que la souffrance a tendance à éloigner les cœurs, chacun préférant ruminer son chagrin en silence (ou pire, déverser sa frustration sur le dos des autres) les filles de Tsélof’had sont résolument unies face à l’adversité.
Elles se concertent pour trouver les mots justes afin de plaider leur cause. Puis elles se présentent toutes ensemble face à Moché Rabbénou, et prennent chacune à son tour la parole pour exposer leurs divers arguments.
Dans ce sillage, les mots « vatikravna lifné Moché »introduisant leur plaidoyer se prêtent à une double interprétation. Ces femmes ne se sont pas seulement approchées devant Moché ; elles se sont, par la même occasion, rapprochéesl’une de l’autre. Et c’est ce sentiment d’union qui leur a donné à chacunela force de traverser l’épreuve sans succomber ni à la solitude, ni encore moins à la discorde. Point de jalousies. Point de prises de becs. Elles naviguent toutes dans la même galère ; et elles unissent leurs efforts pour arriver à bon port.
Seules plutôt que mal accompagnées
Parmi les nombreuses louanges dont il les couvre, le Yalkout Chimoni leur attribue le titre suprême de tsadkaniot, de femmes intègres. Et de préciser l’attitude qui leur a valu un tel éloge : « Parce qu’elles ont patienté jusqu’à épouser la personne qui serait digne d’elles. »
Trop souvent, lorsqu’une personne – et tout particulièrement une femme – subit les affres du célibat longue durée, elle est tentée de revoir à la baisse ses exigences spirituelles dans l’espoir d’élargir ses chances de trouver chaussure à son pied. Pour leur part, et bien que leur horloge biologique tourne à leur désavantage, les cinq filles de Tsélof’had ne compromettent jamais dans ce seul et unique domaine où il n’y a pas lieu de compromettre ; leur avenir spirituel. Elles prennent leur mal en patience, conscientes qu’il est préférable pour elles d’être seules plutôt que mal accompagnées.
Et parce qu’elles sont prêtes à renoncer au rêve de la maternité pour conserver leur intégrité, l’Éternel accomplit pour elles l’impensable ; en dépit de leur âge avancé, Il leur accorde à toutes le bonheur de donner la vie. Et ce, jusqu’à l’âge de 130 ans, à l’instar de Yokhéved !
Une maison et un foyer
Last but not least, nos sages soulignent la perspicacité de ces femmes qui ont su trouver le moment opportun pour présenter leur requête à Moché Rabbénou ; le jour précis où il enseignait des lois ayant des retombées positives sur leur propre cas. Toutefois, le Ben Ich ‘Haï ajoute une précision fascinante ; il nous révèle que Tamouz et Av sont des mois propices pour prier afin de trouver son conjoint. En effet, à cette époque de l’année où la douleur de la Chékhina pour la destruction de Son Temple est à son paroxysme, le Maître du Monde est d’autant plus sensible à la souffrance des célibataires.
Et les filles de Tsélof’had ont bénéficié de cette ségoula.Ellesont simplement demandé un terrain. Mais le Tout-Puissant a décelé la détresse inaudible qui sous-tendait leur requête. Et en cette Parachat Pin’has qui coïncide avec la période des Trois Semaines, Il leur a accordé à la fois une maison et un foyer…
Cet article est dédié de tout cœur à nos chères sœurs qui n’ont pas (encore) trouvé l’âme-sœur. Puissent les mois de Tamouz et d’Av être ceux de l’édification de leur futur Temple en miniature.