YonathanBendennoune
Voici comment la Torah relate les circonstances de cette plainte : « Le ramas d’étrangers qui était parmi eux fut pris de convoitise.À leur tour, les enfants d’Israël se remirent à pleurer et dirent :“Qui nous donnera de la viande à manger ? Nous nous souvenons du poisson que nous mangions pour rien en Égypte, des concombres et des melons. […] Maintenant, nous sommes exténués, nous manquons de tout : point d’autre perspective que la manne !” Or, la manne était comme de la graine de coriandre, et elle avait l’aspect du bdellium… » (ibid. v. 4-7).
Visiblement lassés de manger ce « pain céleste », les groupes d’étrangers – sortis d’Égypte avec les enfants d’Israël – se plaignirent amèrement de ne plus pouvoir goûter de la viande, des poireaux, des oignons et de toutes ces denrées qu’ils trouvaient en abondance dans la terre des Pharaons. Manifestement, leurs doléances reposaient sur une « question de goût » : c’est la saveur de tous ces aliments qui leur manquait tant… Pourtant, il est bien connu que, selon nos Sages, chacun pouvait trouver dans la manne le goût qu’il souhaitait ! Il suffisait de penser à une saveur particulière, pour que celle-ci se retrouvât attachée au palais du plus exigeant des gourmets…
S’il en est ainsi, sur quoi reposait donc la plainte formulée par ce « ramas d’étrangers », à laquelle se joignirent ensuite les enfants d’Israël ? Par ailleurs, il convient de comprendre pour quelle raison la Torah rappelle de nouveau – après l’avoir déjà fait dans la section Béchala’h(Chémotchap. 16) – l’apparence de la manne et la manière dont on la ramassait…
À l’instar d’un prophète
Le Talmud (Yoma75/a) rapporte l’enseignement suivant relatif à la manne : « Rabbi Yossé disait : De même que le prophète avait pour rôle d’indiquer au peuple d’Israël le moindre détail [de ses manquements,] ainsi la manne signalait-elle à Israël le moindre détail [de ses manquements]… » En clair, la manne était en quelque sorte un « porte-parole » du Tribunal céleste ayant, à l’instar d’un prophète, cette faculté de révéler à chacun son véritable niveau spirituel et les carences qu’il lui fallait combler.
Sur quoi se base cet enseignement ? Sur une contradiction apparente entre les versets, explique le Talmud. En effet, il est écrit dans notre paracha : « Lorsque la rosée descendait sur le camp, la nuit, la manne tombait sur elle » (v. 9) – où il est clairement souligné : « sur le camp ». Or il est écrit ailleurs : « Le peuple sortira pour en ramasser chaque jour sa provision… » (Chemot16, 4) – il fallait donc « sortir » pour recueillir cette manne. Enfin, un troisième verseténonce, de nouveau dans notre passage : « Le peuple se dispersait pour la ramasser… » (v. 8) – il ne suffisait visiblement pas de sortir, mais il fallait encore se disperser au loin pour trouver sa portion quotidienne. Alors finalement, la manne tombait-elle sur le camp, à la périphérie du camp ou loin à l’extérieur ?
La réponse, nous dit le Talmud, est que justement, la manne était une sorte de « témoin de conscience » : pour les justes, elle tombait à l’entrée de leurs demeures ; pour les hommes de niveau moyen, les graines de manne se posaient à l’entrée du camp ; quant aux mécréants, ils devaient se rendre loin de chez eux pour trouver leur nourriture.
Des semeurs de zizanie
Cette mise en perspective nous donne, semble-t-il, un éclairage sur les récriminations du ramas d’étrangers. Comme en témoigne la Torah, ces hommes et ces femmes furent « pris de convoitise » – en clair, ils aspiraient à assouvir leurs désirs et à se soumettre à leurs tentations. Mais à cause de la manne, ils n’osaient pas… En effet, comme le moindre geste était « scruté » par ce pain céleste, il fallait moins de vingt-quatre heures pour qu’un comportement corrompu soit dévoilé sur la place publique ! Afin de contourner cet « élément perturbateur », ces étrangers ont mis en œuvre une véritable machination, en semant la zizanie dans le camp. Ils sont ainsi allés trouver les personnes de niveau moyen et les ont convaincues que la manne les méjugeait, attribuant plus de mérites à certains qu’à d’autres (or, nous savons combien les hommes aiment se considérer incompris…). Quant aux justes, ils les ont persuadés que leur piété était remise en cause, car leur dévotion aurait été intéressée : c’est uniquement parce que la manne avait ce rôle de « témoin de conscience » que ces hommes seraient restés à un haut rang spirituel…
Voilà pourquoi, après avoir relaté que « le ramas d’étrangers fut pris de convoitise », la Torah ajoute que les enfants d’Israël,« à leur tour, se mirent à pleurer ». Influencés par les propos de ces misérables, les Hébreux ont à leur tour voulu se débarrasser de la manne, qui troublait la paix et leur bonne conscience…
Ils réclamèrent donc de ces aliments qu’ils trouvaient en Égypte « pour rien ». Or, comme le font remarquer les commentateurs, en vertu de quoi recevaient-ils donc de la nourriture gratuitement en Égypte ? (cf. Ramban ici.) En vérité, cette expression est à prendre en un sens spirituel : dans la terre des Pharaons, ce n’était nullement la piété et la dévotion qui rythmaient les droits alimentaires des hommes, chacun y gagnait sa vie uniquement en fonction de son travail, sans faire preuve en échange de la moindre piété.Mais maintenant, ont continué les Hébreux, « nous sommes exténués » – notre moralité est sans cesse remise en cause par ce pain céleste, laissant entendre que nous faisons des efforts uniquement parce que nous n’avons « point d’autre perspective que la manne » !
La Torah souligne ainsi les causes de cette rébellion : les hommes n’aiment pas être confrontés à la réalité, ils préfèrent au contraire se cacher derrière des masques de bonne conscience, qui leur font oublier le temps d’une vie qu’un jour ou l’autre, la réalité finira bien par les rattraper…
(D’après Binyamin Klein).