Yonathan Bendennoune
Dans l’introduction de son ouvrage Ketsot Ha’Hochen – illustre commentaire sur le Choul’han Aroukh – l’auteur se penche sur la signification de cette bénédiction : que signifie une Torah de « vérité » ? Et pourquoi celle-ci implique-t-elle une « vie éternelle » ?
La vérité jetée à terre
Pour comprendre ce thème, le Ketsot Ha’Hochen nous invite à étudier cet extrait du Midrach : « Rabbi Simon enseigne : au moment où le Saint béni soit-Il a voulu créer l’homme, les anges du service se sont rassemblés en groupes, certains préconisaient de le créer, d’autres s’y opposaient. […] Il est écrit en ce sens : “La bonté et la vérité se sont rencontrées” (Téhilim 85, 11). La bonté déclara : “Que l’homme soit créé, car il est plein de bienveillance !” La vérité s’exclama : “Qu’il ne soit pas créé, car il est rempli de mensonges !” Qu’a donc fait le Saint béni soit-Il ? Il a pris la vérité et l’a jetée à terre, comme il est écrit : “La vérité fut terrassée !” (Daniel 8, 12). Les anges ont rétorqué : “Maître du monde ! Tu jettes à terre ton propre joyau !” Le Saint béni soit-Il répondit : “Mon souhait est que la vérité naisse de la terre…” » (Béréchit Rabba 8, 5).
Cette discussion céleste au sujet de la création de l’humanité met en évidence les principales valeurs de l’être humain : d’une part, il peut faire preuve de sentiments particulièrement généreux, mais d’autre part, sa compréhension des choses est foncièrement limitée, et souvent peu conforme à l’authentique vérité. Laquelle de ces deux valeurs devait donc l’emporter ? Le dilemme a été résolu d’une manière assez abrupte : D.ieu a choisi de « jeter la vérité à terre » afin de la faire taire… Qu’est-ce que cela signifie ?
Vérité absolue ou relative
Le Talmud (Baba Métsia 86/a) relate les derniers moments de la vie de Rabba bar Na’hmani, l’un des plus grands Sages du Talmud, en ponctuant son récit de nombreux détails saisissants. On y apprend notamment que le jour même de son décès, une discussion animée se déroulait dans la « Yéchiva céleste », au sujet d’un cas particulier de lèpre : selon tous les « étudiants » des cieux, une telle lésion devait être déclarée impure ; et face à eux, le Saint béni soit-Il affirmait qu’elle était pure. Pour trouver un compromis, on décida donc de consulter un spécialiste en la matière, et le choix fut porté justement sur Rabba bar Na’hmani, qui affirmait que personne à son époque ne l’égalait dans ce domaine. Celui-ci déclara également cette lésion pure, et c’est ainsi que l’on « donna raison » à D.ieu…
Comme le fait remarquer le Ran (Drachot chap. 7), cette discussion est des plus étranges : quel doute peut persister si D.ieu en personne énonce le statut d’une lésion lépreuse ?! N’est-Il pas Lui-même l’auteur des lois de la Torah, le Législateur par excellence et le Détenteur de la Sagesse parfaite ?! Le Ran répond en ces termes : « Même si [les hommes] savaient, conformément à l’absolue vérité, que [cette plaie] était pure, ils l’auraient néanmoins déclarée impure, car les décisions de la Torah ont été confiées aux hommes de leur vivant. Aussi, si leur intelligence dictait de déclarer [cette plaie] impure, c’est ainsi qu’il faut la considérer, même si cela va à l’encontre de l’absolue vérité… » Aussi, lors de ce débat céleste, la question n’était pas de savoir si, dans l’absolu, ce cas de figure devait être déclaré pur ou impur. L’objet du débat était uniquement de savoir de quelle manière il convient, dans les faits, de statuer dans ce cas. Or, pour obtenir cette réponse, c’est à la sagesse des hommes qu’il convient de se tourner, et c’est pourquoi on consulta Rabba bar Na’hmani, qui était le plus grand expert en la matière…
La notion de « ‘hidouch »
À l’aide de ces éclaircissements, nous comprenons désormais ce que signifie exactement la notion de « ‘hidouch » dans l’étude de la Torah – à savoir l’élaboration de thèses absolument inédites. Nous connaissons tous le Midrach relatant qu’au moment du don de la Torah, D.ieu a transporté Moché dans le temps et lui a fait assister à un cours que transmettrait un jour Rabbi Akiva. Moché, incapable de comprendre le discours du maître, s’était entendu expliquer par le Créateur que ces enseignements émanaient eux-mêmes de ce que lui, Moché, avait reçu au Sinaï. En clair, les développements issus de la « Torah de Moché » ont des ramifications si lointaines que Moché lui-même ne parvenait pas à les suivre.Dans le même ordre d’idées, le Zohar rapporte que D.ieu élabore une « nouvelle contrée » pour chaque ‘hidouch de Torah.
Or, s’interroge le Ktsot Ha’hochen, quelle est donc la valeur de ces « innovations » –ces thèses originales que les hommes développent au fil des siècles ?En effet, à partir du moment où D.ieu Lui-même ne les a pas énoncées, celles-ci relèvent apparemment d’ordinaires fabulations… L’explication est, comme nous l’avons vu, qu’une fois la Torah donnée aux hommes, son interprétation leur a entièrement été confiée. Désormais, c’est l’intellect humain qui déterminera les sentences de la Torah, même si celles-ci ne correspondent pas à la vérité absolue.
Voilà pourquoi, avant de créer l’homme, D.ieu a décidé de « jeter la vérité à terre » – c’est-à-dire qu’Il l’a arrachée du domaine des Cieux et qu’Il l’a livrée au monde des hommes. En nous offrant la Torah, Sa volonté était en effet que « la vérité naisse de la terre » – confiant ainsi à l’intelligence humaine le soin de tracer la voie de sa propre vérité, de manière à rendre celle-ci littéralement « intelligible ».
Tel est donc le sens de la bénédiction de la Torah dont nous parlions : « Qui nous a donné Sa Torah, une Torah de vérité… » – en nous offrant la Torah, D.ieu nous a également livré avec elle la « vérité », celle-là même que l’homme forgera par sa propre expérience. Et c’est avec cette part de vérité – cette Torah qui devient sienne – qu’il accédera au Monde futur : « …etqui a ancré en nous une vie éternelle ! »