70 % de réduction…
C’est la dernière démarque et votre patience a été enfin récompensée. Cet irrésistible caban en drap de laine que vous aviez zieuté avec envie à chacune de vos virées shopping – et D.ieu seul sait combien elles ont été nombreuses – avait pourtant boudé avec un stoïcisme enrageant la fameuse pastille vermeille. Vous savez, celle qui vous promet 70 % de réduction au passage en caisse. Mais ladite pelisse n’a heureusement pas su résister à l’ultime coup de balai de votre boutique préférée. Et cette aubaine n’aurait pas pu mieux tomber ; c’est que votre prochain resto entre copines est fixé à dimanche prochain 20h, et qu’il était hors de question de faire votre grande entrée avec cette vieille doudoune toute raplapla.
… et 100 % de Chaatnez
Sauf que dimanche matin, pendant que vous vous pavanez devant le miroir de votre dressing pour la séance pré-essayage, tout en espérant secrètement glaner au passage un petit compliment de l’un ou l’autre des membres léthargiques de votre maisonnée dominicale, votre aîné ne trouve pas d’autre éloge à vous adresser que le suivant : « Au fait Maman, je suis certain que tu as pensé à vérifier le Chaatnez. Notre prof de Kodech nous a raconté que la semaine dernière, sa femme s’est achetée un manteau en laine mais après vérification au laboratoire de Chaatnez, elle a découvert que… »
La suite de ce film d’horreur, vous l’écoutez de la bouche du Bodek Chaatnez qui vous révèle deux scoops l’un plus glaçant que l’autre ; le premier, c’est que vous êtes très exactement la septième femme de la communauté à pousser la porte de son atelier avec ce même caban à la main. Autant pour votre tentative de look exclusif… Le deuxième, c’est que la doublure du manteau est artistiquement brodée de Chaatnez. Et puis il y a aussi une troisième nouvelle que vous apprenez par vos propres moyens en rentrant chez vous ; vous avez oublié le ticket d’échange dans la petite poche intérieure de votre doudoune. Celle-là même qui a atterri sans autre forme de procès dans une borne Emmaüs…
Une « dispense » mystérieuse
Si vous avez été le malchanceux protagoniste de ce drame des temps modernes, vous aurez sans doute un peu de mal à réprimer ce petit pincement de jalousie en apprenant que parmi le peuple juif, un certain membre a droit à une « dispense Chaatnez » très particulière. Très particulière parce que ce personnage n’est pas seulement épargné du devoir de déposer ses vêtements neufs au laboratoire de Chaatnez (ni donc de la déception d’apprendre éventuellement qu’ils ne viendront jamais agrémenter sa garde-robe); il est de surcroît obligé de porter une tenue confectionnée à partir d’un mélange de lin et de laine !
Vous avez du mal à le croire ? Il ne vous reste plus qu’à ouvrir votre ‘Houmach Chémot au début de chapitre 28 qui décrit les huit vêtements sacrés destinés au Grand Prêtre : « Et ils emploieront de l’or, de la laine azur, pourpre et écarlate et du fin lin. » (Versets 2, 4, 5) De la laine et du lin, disions-nous… Plutôt surprenant pour des vêtements consacrés au n°1 du peuple juif !
Et si vous imaginez que ces deux matériaux habituellement « allergiques » l’un à l’autre servaient pour la confection de vêtements différents, plongez-vous avec délice dans le commentaire de Rachi qui décrit avec moult détails la confection du éphod et du ‘hochen. Il en ressort que ces cinq variétés susmentionnées (l’or, la laine déclinée en trois coloris et le lin) étaient torsadées dans chaque fil ! Si ça ne s’appelle pas du Chaatnez !
L’exception au carré
Et puisque nous sommes déjà le domaine de l’exception, précisons que les vêtements du Cohen Gadol présentaient une autre singularité : leur aspect devait impérativement être majestueux. Si pour le reste des commandements, le concept de l’embellissement de la mitsva (hidour mitsva) est facultatif, quoique vivement encouragé, dans le cas des vêtements sacerdotaux, il s’agit d’une obligation interférant sur leur validité halakhique.
Prenons un petit exemple ; si votre mari a acheté un loulav ordinaire à 5 euros qui ne fera tourner aucune tête à la synagogue mais remplissant pourtant toutes les exigences halakhiques stricto sensu, il aura tout de même accompli la mitsva des 4 espèces, bien que sans hidour. En revanche, si un Cohen Gadol revêt sciemment des vêtements déchirés ou souillés, il peut, sous certaines conditions, s’exposer à la peine capitale. En l’occurrence, le hidour n’est pas une simple option, il s’agit d’une condition sine qua non.
Vous l’aurez compris ; les bigdé kéhouna Cohen Gadol étaient des vêtements d’exception dans tous les sens du terme. Ils étaient à la fois nés d’une exception halakhique et d’un aspect… exceptionnel. Et c’est le rav Avigdor Neventzal qui va habiller cette double particularité d’une réflexion magnifique.
Un mélange explosif
Le Chaatnez fait partie des lois supra-rationnelles qui dépassent notre intellect. Il nous est en effet difficile d’imaginer le dégât spirituel pouvant être causé par le port d’un superbe caban en laine discrètement cousu de fils de lin… Et pourtant, nos sages n’hésitent pas à affirmer que les prières d’une personne portant un tel vêtement ne seront pas écoutées pendant 40 jours r’l.
Selon le Zohar, cette interdiction trouve sa source dans le premier crime de l’histoire, celui née de la rivalité entre Caïn et Hével. Rappelons que le premier offrit à Hachem une oblation de lin tandis que le second apporta des toisons de moutons. L’offrande de piètre qualité de Caïn ayant été rejetée par D.ieu tandis que celle de son frère fut agréée, il en conçut une jalousie telle qu’il en vint au meurtre. Et c’est à la suite de ce drame que le Tout-Puissant déclara : « Il ne convient pas à l’offrande d’un assassin d’être associée à celle d’un homme juste et exemplaire. » D’où l’interdit de réunir ces deux espèces en un même vêtement.
Le fond et la forme
Le Méssilat Yécharim met le doigt sur l’origine profonde de l’erreur de Caïn. Chaque action, nous dit-il, possède un « fond » et une « forme ». Le « fond », c’est le fait d’accomplir la mitsva. La « forme », c’est la manière dont on l’accomplit. Pour Caïn, seul importait le « fond » ; en l’occurrence le fait d’avoir offert une oblation à Hachem. Quant à la « forme », elle était reléguée au second plan ; peu lui importait si le lin qu’il avait apporté était de qualité inférieure. Hével, en revanche, ne chercha pas simplement à s’acquitter de son devoir ; il se fit un point d’honneur à l’accomplir de la plus belle manière qui soit en choisissant une laine de qualité supérieure.
En donnant la préséance à l’offrande de ce dernier, le Tout-Puissant enseigna aux deux frères – et à nous-mêmes – que pour accomplir une mitsva dans les règles de l’art, la « forme » doit occuper une importance non négligeable. Car si le simple fait d’accomplir la mitsva est déjà louable en soi, c’est à travers le soin, l’enthousiasme et le cœur que l’on y mettra que nous exprimerons l’ampleur de notre attachement à Lui.
Or s’il est une mitsva qui fait l’apologie de la « forme », c’est bien celle des bigdé kéhouna. En effet, comme nous l’avons souligné plus haut, c’est le commandement par excellence où la beauté, l’élégance et la méticulosité sont un must. De par leur caractère majestueux, les atours du Cohen Gadol sont donc en quelque sorte l’antithèse de la faute de Caïn qui, lui, avait sous-estimé le rôle de la « forme ». Et puisque l’interdiction du port de Chaatnez est directement liée à cet égarement, rien d’étonnant à ce que les vêtements du grand-prêtre, eux qui étaient son antipode, n’y soient pas soumis.
Corps et cœur
Parce que nos foyers sont des Temples en miniature, nous femmes, qui avons le privilège d’en assurer la bonne tenue, marchons sur les traces de ce grand-prêtre qui effectuait le service sacré. Chaque petit et grand geste que nous accomplissons – du biberon préparé aux aurores jusqu’à la lessive étendue au petit matin, du bon petit plat concocté à midi jusqu’au marathon devoirs-douches-dodo de la fin d’après-midi – a potentiellement valeur d’offrande ou d’oblation.
Mais pour qu’il soit réellement digne de ce titre suprême, il ne suffit pas de les réaliser machinalement, ou pire, comme on s’acquitterait d’une corvée. À l’image des vêtements du Cohen Gadol qui mêlaient harmonieusement le « fond » et la « forme », chacun de nos gestes devrait être agrémenté d’amour et affection. Entrelacé d’engouement et enthousiasme. Tissé de tact et tendresse.
Parce qu’au fond, ça compte la forme…
Ora Marhely