Demandez à n’importe quel enfant son âge, et il se fera tout le plaisir du monde de répondre à votre question. Bien évidemment, il s’efforcera de « gonfler » le plus possible son « score » en précisant les demis ans, les quarts d’ans et pour les plus audacieux, les moins quarts d’ans. Ce qui donne lieu au genre de dialogue suivant :
Grand-tante Gertrude (agréablement surprise) : Mais c’est fou ce que tu as grandi ! Je me rappelle encore de ta naissance comme si c’était hier. Je me suis déplacée en RER depuis Sarcelles pour rendre visite à ta Maman à la maternité de Robert Debré. Et puis je lui ai apporté une de ces layettes, aïe aïe aïe ! Dis-moi, petiot, quel âge ça te fait ?
Petiot (tout fier) : Z’ai cinq ans et quart, plus deux semaines et trois jours et demi. Mon anniversaire de six ans, c’est dans sept mois et…
Grand-tante Gertrude : Ça va, ça va, petiot. J’ai compris que tu vas bientôt me dépasser. Et que je ferais bien de penser à ton cadeau de Bar-Mitsva.
En revanche, il ne viendrait à l’idée d’aucun enfant bien élevé de demander à un adulte son âge. Car cela qui risquerait de produire le type de scène d’horreur suivante. Purement imaginaire, cela va sans dire.
Petiot : Et toi alors, Tata Zertrude, t’as quel âge ? Ze parie que t’es bientôt centenaire !
Grand-tante Gertrude (désagréablement surprise) : M’enfin ! Qu’est-ce qui te fait dire une affreuseté pareille ?
Petiot (haussant les épaules) : Ben, ze sais pas, moi ! T’as tout plein de lignes sur le front ! Et puis tes mains sont toutes fripées.
Grand-tante Gertrude (ulcérée) : Ah, elle est bien belle, la jeunesse de nos jours ! Moi, à ton âge, je n’aurais même pas osé adresser la parole à ma grand-tante Messaouda. Alors, lui demander son âge, penses-tu ?!
Bref, tu l’auras compris. À partir d’un certain moment de la vie, la question « quel âge as-tu ? » et toutes ses variantes possibles et imaginables, entrent dans la catégorie interdite d’impolitesses. À éviter à tout prix !
Gardant ce principe é-lé-men-tai-re en tête, tu seras sans doute révolté(e) d’apprendre que, dans la Paracha de cette semaine, cette question taboue a été adressée à une personne bien plus que centenaire. Et, ce qui est encore plus révoltant, c’est qu’elle vient de la bouche d’un adulte censé connaître sur le bout des doigts les règles de bienséance. La preuve ? Il s’appelle Pharaon, et c’est l’empereur le plus puissant du monde entier.
Pourtant, lorsqu’il fait connaissance avec Yaacov Avinou, venu s’installer en Égypte après les retrouvailles avec son fils Yossef, toutes les bonnes manières que lui a enseignées Âakhéperenrê (son professeur privé de courtoisie) lui sortent de la tête. Et le voilà qui demande au patriarche : « Quel est le nombre des années de ta vie ? » Scandaleux, n’est-ce pas ?
Mais tu n’es pas au bout de tes surprises. Quand Yaacov lui répond, il ne se contente pas de lui indiquer son âge, 130 ans. Il rajoute que ses années ont été remplies de malheurs. Et tient à préciser qu’elles ne valent pas les années de ses propres ancêtres, Avraham et Its’hak.
En gros, ce dialogue a tout de mystérieux. À commencer par la question déplacée de Pharaon. Et à terminer par la réponse-fleuve de Yaacov. Que se passe-t-il ici ?
Nous allons tenter d’élucider ces mystères à travers la petite histoire suivante.
* * *
Lorsque Rabbi Arié Leib Ginsbourg (appelé aussi le Chaagat Arié), prit la tête de la communauté de Metz, il avait déjà fêté son 70ème anniversaire. La première fois qu’il prit la parole dans la synagogue comble, les Messieurs les Messins et Mesdames les Messines furent tout simplement stupéfaits par la richesse et la profondeur de son discours. Et il y avait de quoi ! Le Chaagat Arié était un véritable génie en Torah.
Mais tandis qu’il descendait de l’estrade, il surprit une conversation pas très encourageante entre deux membres de la communauté.
Fidèle n°1 : Eh bien ça alors, cela fait longtemps que je n’ai pas assisté à une dracha aussi exceptionnelle. Ce Rav Ginsbourg est vraiment une « grosse pointure » en Torah ! La seule ombre au tableau, c’est son âge. (Précisons qu’à cette époque, l’espérance de vie se situait aux alentours de 75 ans.)
Fidèle n°2 : Je comprends tout à fait ton sentiment. Notre nouveau Rav est déjà septuagénaire. Qui sait combien de temps il lui reste à vivre ? Deux ans ? Trois ans ? Cinq ans au grand maximum ? Quel dommage que nous ne l’ayons pas connu quand il avait 40 ou 50 ans ! Nous aurions pu profiter de sa sagesse pendant bien plus longtemps.
D’autres auraient fait semblant de ne pas avoir entendu ce désagréable dialogue. Mais le Chaagat Arié, qui était un homme courageux, en profita pour asséner à ces deux hommes une belle leçon de morale.
Chaagat Arié : Mes chers amis, savez-vous pourquoi Pharaon s’est permis de demander son âge à Yaacov la première fois qu’il l’a rencontré ? demanda-t-il.
Fidèle n°1 : Euh… Je suppose qu’il était étonné de rencontrer un homme aussi âgé.
Chaagat Arié : Sans doute. Mais sachez que sa question poursuivait un but très précis. Il s’avère que, lorsque Yaacov s’installa en Égypte, la famine qui sévissait dans la région cessa du jour au lendemain. La terre des Pharaons jouit de nouveau d’une abondance sans précédent. Et l’empereur égyptien avait bien compris que ce revirement était dû au mérite du patriarche. Mais lorsqu’il fit connaissance avec lui, il commença à s’inquiéter. Cet homme paraissait si vieux. Il risquait de mourir sous peu. Et alors, l’Égypte allait peut-être sombrer de nouveau dans la disette. S’il se permit de lui demander son âge, c’était simplement pour connaître le nombre d’années qu’il pourrait espérer profiter de son mérite ! Et Yaacov avait très bien saisi la véritable intention de sa question ! Il lui répondit qu’il n’avait que 130 ans, un âge bien éloigné de celui atteint de son père et de son grand-père. Et pour mieux le rassurer qu’il avait encore de longues années devant lui, il ajouta que, s’il avait l’air si vieux, ce n’était pas en raison de son âge avancé, mais parce que sa vie avait été remplie de difficultés.
Son petit Dvar Torah terminé, le Chaagat Arié se tourna vers l’assemblée et déclara : « Certains dans cette pièce s’inquiètent de mon âge avancé, et se demandent combien de temps j’aurai le privilège d’accompagner l’honorable communauté de Metz. Permettez-moi de les rassurer. Il me reste encore de longues années devant moi. Et si D.ieu le veut, je pourrai vous servir pendant encore 20 ans ! »
Et c’est exactement ce qui se produisit. Rabbi Arié Leib Ginsbourg vécut encore vingt ans. Qu’il mit à profit pour guider la communauté de Metz jusqu’à son décès, à l’âge de 90 ans !
* * *
La réflexion du Chaagat Arié nous permet de répondre aux questions que nous avions soulevées plus haut. En conclusion, si Pharaon s’est permis de demander son âge à Yaacov Avinou, ce n’est pas (seulement) parce qu’il était drôlement impoli. C’est aussi et surtout parce qu’il était terriblement égocentrique ! Et affreusement inquiet à l’idée qu’à la disparition du patriarche, son royaume bascule de nouveau en période de vaches maigres !
Ora Marhely