Par un froid Chabbat d’hiver, alors que j’étais jeune marié, nous séjournions, ma femme et moi, chez ma belle-mère, dans le onzième arrondissement de Paris. Alors que je me rendais dans la rue Pavé dans le quatrième arrondissement, afin de prier à la grande yéchiva, je traversais le Faubourg du Temple, la grande rue commerçante du quartier.
Tout à coup, mon regard croise celui d’un homme en costume gris et cravate rouge, un mégot éteint à la bouche, devant un café. Recroquevillé sur lui-même, ses mains tremblent. Durant quelques secondes, nous nous observons, avant qu’il ne me lance un « Chabbat Chalom » de sa voix enrouée. Surpris, je lui demande s’il est juif, et il me répond par l’affirmative avec un grand sourire, et secouant la tête en signe d’approbation. Malgré son haleine alcoolisée, et son allure de clochard, je m’approche de lui, et lui demande d’où il vient. Je me rends compte qu’il ne parle pas bien le français. Il me raconte qu’il vient de Russie, et qu’il a traversé la Shoah. Depuis, il a perdu la foi en même temps que la raison. Il me raconte les difficultés qu’il a vécues. Ne sachant comment le réconforter, je lui demande s’il sait qu’aujourd’hui, c’est ‘Hanoucca. A ce mot, son visage s’illumine, comme s’il remontait le temps du regard. Dubitatif, il me demande si je suis sûr de ce que j’affirme. Par chance, face au café, vivait la famille Cohen. Je lui indique la fenêtre de leur appartement, rue du Faubourg du Temple, et lui montre la ‘Hanoukia, qui trône devant la fenêtre, éteinte mais symbolisant toujours le Peuple Juif.
L’histoire de la famille Cohen, arrivée de Tunisie, mérite elle aussi qu’on s’y arrête. Le grand-père de la famille a décrété un jour, que celui qui voudrait hériter de ses biens devrait respecter le Chabbat. C’est ainsi qu’il a sauvé la famille de l’assimilation. Depuis, les boutiques de vêtements de la famille Cohen, ferme tous les vendredis soir, et tous ses membres se rendent à la synagogue tunisienne, rue de Belleville.
Mais revenons à notre mendiant russe. En regardant la ‘Hanoukia, il se souvient de la maison de son enfance. Son père était employé de banque. Ils vivaient leur judaïsme dans la peur, enfermés dans leur maison. Chaque Chabbat, en cachette, son père sortait le verre du kiddouch qu’il avait hérité de sa mère, quic sur son lit de mort, lui avait demandé de perpétuer la tradition juive. Il fermait la porte et les volets, et toute la famille se rendait dans une petite pièce. Là, il murmurait à toute vitesse la prière, de peur qu’un agent du KGB ne rentre dans la maison. Mais à ‘Hanoucca, les choses étaient différentes. La veille de la fête, son père sortait son plus beau costume, cirait ses chaussures et peignait ses cheveux. Il fermait les volets et la porte d’entrée à clé, et rentrait dans la petite chambre et là, en chantonnant il préparait la ‘Hanoukia. Joyeusement, il récitait la prière, allumait la ‘Hanoukia et chantait comme si le KGB n’existait plus. Il installait alors sa femme et ses enfants autour de lui et leur disait que bientôt, « Il » allait venir et alors, ils n’auraient plus jamais peur des Russes et du KGB et pourraient aller tranquillement à la synagogue, sans peur.
Les enfants écarquillaient de grands yeux et demandaient : « Quand papa, quand est-ce que cela va arriver ? » Et leur père de leur répondre que bientôt, toutes leurs souffrances allaient prendre fin. Pendant que leur père parlait, leur mère leur proposait des beignets tout chauds. Et ils chantaient tous ensemble la chanson russe qui disait « il arrive bientôt, il arrive bientôt ».
C’est ce souvenir qui l’a maintenu en vie dans les pires moments, même lorsqu’il voulait renoncer à vivre. Puis, je sens qu’il se referme et que son esprit s’échappe. Il me dit au revoir et s’en va, me laissant déstabilisé devant ce vieux Juif russe qui a perdu la foi durant la Shoah, et qui se remémore avec émotion la maison de ses parents en Russie, l’attente du Machia’h en voyant la ‘Hanoukia de la famille Cohen, venue de Tunisie, et dont le grand-père a su imposer sa foi à toute sa famille.
Huit ans plus tard….
C’est de nouveau le Chabbat de ‘Hanoucca, et en le voyant à nouveau devant moi, face au même café à Paris, les larmes me montent aux yeux. Aujourd’hui, huit ans après, ma chère belle-mère n’est plus, et à quelques mètres de là, son appartement a été scellé par la police, en attendant la fin du procès de son assassin, qui a pénétré par le balcon chez elle pour l’assassiner. Juste parce qu’elle symbolisait le judaïsme authentique, l’humilité et le dévouement. Elle qui a consacré toute sa vie à l’éducation, au rapprochement des familles à la Torah, mais comme l’assassin l’a déclaré au procès, elle le dérangeait.
Cette année encore, la ‘Hanoukia de la famille Cohen va illuminer l’appartement du Faubourg du Temple, comme pour crier au monde que le Peuple Juif est vivant (Am Israël ‘Haï). Et malgré le chagrin qui ne faiblit pas, malgré la peur qui ne s’estompe pas, malgré le fait qu’elle nous manque chaque jour un peu plus, nous aussi nous allons allumer les bougies, comme tout le Peuple Juif, et les mamans et les grands-mères vont raconter et chanter les chants et les histoires de ‘Hanoucca à leurs enfants et petits enfants. Elles vont leur dire comment les Grecs ont massacré les Juifs et ont voulu les éliminer, et comment les Juifs ont résisté, autant de faits héroïques qui resteront gravés dans la mémoire de ces enfants à jamais.
La nuit tombe à nouveau sur le onzième arrondissement de Paris. Et de là haut, elle regarde sa maison vide, froide, noire et fermée. Elle regarde avec fierté la famille Cohen qui continue à allumer la ‘Hanoukia face à la fenêtre. Elle le regarde lui, dans son costume délavé et sale, brisé par la vie et affrontant le froid, ému de voir la ‘Hanoukia s’illuminer. Elle nous regarde tous, continuant malgré les difficultés à allumer la lumière de notre foi avec fierté.
(Inspiré d’un histoire vraie)
Chers parents, le moment est venu pour vous de transmettre la flamme de la foi, après avoir allumé les bougies de ‘Hanoucca, éteignez les appareils électroniques, fermez vos téléphones, faites asseoir les enfants autour de vous, comme le faisaient nos parents, et racontez-leur l’histoire de notre peuple. Gravez dans leur cœur malléable, l’histoire de nos croyances. L’histoire de notre peuple, qui a versé le sang au nom de sa foi. En Grèce, en Pologne, à Varsovie, à Paris, en Espagne, en Russie, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, ou encore au Yémen, et malheureusement, maintenant, également sur notre terre sainte. « Et nous n’avons pas été brisés et ne serons pas brisés, jusqu’à la grande victoire sur le mal. »
Au revoir, mon ange.
A la mémoire de ma chère belle-mère « Sarah Lucy fille de Meroma Alice ».