Le jour de Kippour, on présente devant le Cohen Gadol deux boucs. Le sang de l’un est aspergé dans le Saint des saints et il permet d’obtenir le pardon divin pour les imperfections de chacun au moment de l’accomplissement des mitsvot. L’autre bouc sera balancé dans un ravin, emportant avec lui les péchés du peuple.
Pressentir l’orientation du jugement
Le destin de chacun de ces boucs est déterminé par un tirage au sort : « Aharon jettera le sort sur les deux boucs, un sort pour D.ieu et un sort pour Azazel » (Vayikra 16, 8). Pour quelle raison recourait-on alors à un tirage au sort ? Parmi les nombreuses raisons invoquées, on pourrait proposer la suivante : pour procéder à ce tirage au sort, le Cohen Gadol introduit ses deux mains dans une boîte et en retire les deux écriteaux, sur lesquels sont respectivement notés les mots : « Pour D.ieu » et « pour Azazel ». Il pose l’écriteau pioché de sa main droite sur le bouc situé à sa droite, et celui de sa main gauche sur le bouc qui est à sa gauche. Du temps où Chimon Hatsadik exerçait la fonction de Grand Prêtre, et tout au long de ses quarante ans de service, il trouva chaque année l’écriteau « pour Hachem » dans sa main droite. Mais pendant les dernières quarante années précédant la destruction du Temple, le Cohen Gadol trouvait l’écriteau « pour Azazel » dans sa main droite. De même, à l’époque de Chimon Hatsadik, à peine le bouc avait-il entamé sa chute de la falaise, que la laine écarlate – accrochée là par coutume – devenait déjà blanche. Et pendant les quarante années avant la destruction, elle cessait de blanchir (Yoma 39/a-b). La couleur blanche était un signe de jugement favorable, et le rouge celui d’un jugement défavorable (Roch Hachana 31/b).
Ainsi, la main droite étant plus importante que la gauche, l’écriteau « pour Hachem » dans sa main droite signifiait que le peuple possédait plus de bonnes actions, et vice-versa. Ce tirage au sort au milieu du Kippour était donc un clin d’œil du Ciel, comme pour annoncer la situation du jugement, afin de faire savoir aux hommes dans quel état d’esprit ils devaient prier jusqu’à la fin de la journée. C’est à l’image d’un accusé comparaissant au tribunal qui, après la charge du procureur et la plaidoirie de l’avocat de défense, se verrait donner une dernière fois la parole : il cherchera certainement à savoir de quel côté penchent les jurés, afin d’adapter sa défense.
Ne pas céder au désespoir
Cependant, ce clin d’œil ne doit entraîner ni une immense joie prématurée, ni de la tristesse ou des pensées fatalistes. Le cas échéant, il est préférable de dissimuler ce signe : « Autrefois, les gens attachaient la veille de Kippour de la laine rouge à leur fenêtre ; celle des uns blanchissait et celle des autres rougissait, et ceux-ci avaient honte. On se résolut donc à n’attacher la laine qu’à la porte du Hékhal ; certaines années elle blanchissait, et d’autres années elle rougissait. Par la suite, on ne l’attacha finalement plus qu’au rocher à partir duquel le bouc d’Azazel était jeté » (Talmud de Jérusalem Chabbat 9, 3 ; Yoma 6, 5).
En voici une description plus détaillée : « On attachait la laine rouge du côté extérieur du Oulam [dans le Temple] ; lorsqu’elle blanchissait, les gens étaient enchantés, et lorsqu’elle rougissait, les gens étaient consternés. On commença alors à l’attacher à intérieur du Oulam. Mais certains l’y aperçurent. Elle fut alors uniquement attachée loin du Temple, une moitié sur le rocher et l’autre entre les cornes du bouc » (Roch Hachana 31/b). Voici comment le Meiri justifie cette décision : « L’homme doit toujours espérer en la Bienveillance divine, et ne doit pas se laisser désespérer à cause d’un signe quelconque, ni être trop optimiste en raison d’un signe positif. Lorsque les Sages observent que les gens de leur génération accordent trop de crédit aux signes, il est bien qu’ils les éloignent de cette erreur. C’est pour cela que Rabbi Yo’hanan ben Zakaï prit l’initiative de dissimuler la laine ». Se torturer l’esprit avec des idées fatalistes pourrait provoquer du défaitisme. Or nos maîtres professent : « Ne te considère pas comme un impie ! » (Avot 2, 13), car cela ne fait que décourager l’homme (commentaire du Rambam).
Avoir confiance dans la bonté de Hachem
En fait, D.ieu ne veut pas être comparé au duc de ce conte bien connu. Lors de ses voyages, ce duc annonçait à plusieurs juifs qu’il dînerait chez eux et les avisait des mets à préparer. A la fin du premier dîner, le duc exprima sa déception de ne pas avoir été honoré d’un vin de Tokay, et il administrait à son hôte vingt coups de bâton. Le lendemain, le second hôte lui servit ce vin, mais à la fin du repas, le duc l’accusa de ne pas lui avoir servi un fromage suisse, et il lui fit subir vingt coups de bâton. On alerta le troisième de préparer un vin de Tokay et du fromage suisse, mais le duc lui réclama un alcool rare que son hôte ne possédait pas, ce qui lui valut les vingt coups de bâton réglementaires. Lors du quatrième dîner, le duc ne trouva sur la table que du pain et une carafe d’eau. Au duc furieux, le juif expliqua : « À quoi bon me fatiguer pour vous ? Ne désirez-vous pas seulement me frapper ? Frappez-moi donc ! ». Et il retira sa chemise en présentant son dos…
L’homme doit considérer qu’il est jugé comme tsadik en ne réalisant qu’une seule bonne action supplémentaire : « Que chaque homme se considère toute l’année comme étant moitié innocent, moitié coupable ; qu’il considère le monde entier comme étant moitié innocent et moitié coupable… à tel point qu’en accomplissant un seul commandement, il ferait balancer le plateau du mérite en sa faveur et en faveur du monde, et il apportera pour lui-même et pour les autres salut et délivrance » (Kidouchin 40/b ; Rambam Téchouva 3, 4).
En tenant compte de ces considérations, les Sages ont décidé de dissimuler la laine. De plus, comme l’explique le Korban Haéda (sur le Talmud de Jérusalem), les non-juifs présents à Jérusalem, en apercevant le désarroi des juifs à cause de la laine rouge, pourraient être tentés de les combattre. Rabbi Yo’hanan ben Zakaï a même « fustigé » les portes du Hékhal : « Lors des quarante ans précédant la destruction, les portes du Hékhal s’ouvraient toutes seules, jusqu’à ce que rabbi Yo’hanan ben Zakaï leur lance : “Hékhal ! Hékhal ! Pourquoi paniques-tu tout seul ? Je sais que tu seras détruit à la fin, et que tu ouvres tes portes pour y inviter tes destructeurs, comme l’a annoncé le prophète ! [sous-entendu : mais toi, tu n’es pas prophète et tu n’as pas le droit de l’annoncer, et d’effrayer ainsi le peuple] » (Yoma 39/b).
L’homme doit avoir confiance en D.ieu qui comblera ses besoins. Les Sages encouragent l’homme à « prier en état de joie de mitsva » (Bérakhot 31/a). Ils louent celui qui « juxtapose la délivrance à la prière » (Bérakhot 4/b), et pour cette raison, juste avant la prière de l’Amida, nous rappelons le sauvetage d’Egypte. Dans le même ordre d’idée, nous nous lavons et coiffons la veille de Roch Hachana, et nous revêtons des habits de fêtes : « Avant un jugement, les gens ont coutume de s’habiller en noir [habits primitifs] et ils ne se coiffent pas ; les juifs, quant à eux, à l’approche de Roch Hachana et de son jugement, s’habillent avec de beaux habits, ils se coiffent, mangent, boivent et se réjouissent, car ils savent que D.ieu leur fera un miracle et les innocentera » (Midrach Dévarim Rabba 2, 15 ; rapporté dans le Tour 581).
Quant aux exhortations de la Torah, elles sont comparées à quatre sortes de pluies : « Que Mes instructions gouttent comme la pluie ; que Ma parole descende comme la rosée ; comme des bourrasques sur la verdure, et comme un égouttement sur l’herbe » (Dévarim 32, 2). En s’adressant à certains, il est bon de prêcher comme de la pluie ; chez d’autres, les paroles de la Torah doivent descendre sur eux délicatement comme la rosée ; pour d’autres encore, les remontrances seront admonestées comme des bourrasques, et pour un quatrième type de personnes, les sermons de la Torah doivent être énoncés comme une pluie soutenue. Ainsi, lorsque les remontrances provoquent un découragement de l’individu ou de la génération – comme c’était le cas de la laine rouge à une certaine époque – elles doivent être remplacées par des paroles plus douces ou être dissimulées, à l’instar de la laine.