Le jour de Chavouot, nous lisons la Méguila de Ruth. Ses dernières phrases citent la généalogie du roi David depuis Yéhouda, en passant par Pérets, Boaz, etc. Elle relate comment le peuple et les sages ont béni l’union de Boaz et de Ruth : « Que D.ieu aide à réaliser une puissance à Éphrat… Que ta maison soit comme celle de Pérets, qu’avait enfanté Tamar à Yéhouda » (Ruth 4, 11-12).
Cette bénédiction suscite plusieurs questions : Quelle « puissance » devait-on y réaliser ? Pourquoi Pérets et sa naissance sont cités, alors que ses parents l’ont conçu dans des circonstances contestables ? Par ailleurs, lors de cet accouchement, le jumeau de Pérets a d’abord sorti sa main du ventre de leur mère, puis celui-ci l’a bousculé et est sorti le premier. La sage-femme s’est exclamée : « “Avec quelle brutalité tu t’ouvres une brèche !” Elle le nomma alors Pérets [brèche] » (Béréchit 38, 39). Pourquoi la Torah relate-t-elle de telles banalités ?
La nécessaire coriacité du roi
Le Temple n’a pu être construit qu’à partir du moment où les juifs vivaient tranquillement sur leur terre : « Il vous donnera la tranquillité après vous avoir délivrés de tous vos ennemis qui vous entourent, et vous vous établirez en sécurité. Alors, D.ieu choisira un lieu pour y faire résider Son Nom » (Dévarim 12, 10-11). Pour parvenir à cette situation de quiétude, il leur a fallu maîtriser tous les peuples du Proche-Orient, sans concession. Or, une telle besogne ne tolère pas l’indulgence. Ainsi, quand le roi Chaoul, dans sa magnanimité, refusa d’éliminer le peuple d’Amalek dans sa totalité, le prophète Chmouel lui retira la royauté et la donna à une personne doté de plus de coriacité (David) : « D.ieu a déchiré aujourd’hui, d’au-dessus de toi, la royauté d’Israël, et Il la donne à un autre, qui est meilleur que toi » (Chmouel I 15, 28).
Cependant, le peuple juif fut, en Egypte, entièrement conçu par des unions légitimes, comme en témoigne la Torah (Bamidbar 26, 5 ; voir Rachi), et il a ainsi hérité la douceur des Patriarches (Yébamot79/a). A contrario,ce sont les conceptions souillées qui favorisent une progéniture incivile (Nédarim20/b ; Kidouchin 49/b). Comment donc trouver un roi si coriace parmi les enfants d’Israël ? Pour ce faire, D.ieu a « manœuvré » (Sota 10/b ; Rachi Beréchit 38, 26) de sorte que Tamar et Yéhouda conçoivent Pérets, l’ancêtre de David, de façon « disgracieuse ». De fait, dès sa naissance, Pérets fit preuve d’indélicatesse, si bien que la sage-femme l’a appelé Pérets – brèche.
Or, telle est justement la prérogative du roi : « Le roi fait une brèche pour se frayer un chemin et personne ne peut l’en empêcher » (Michna Sanhédrin 20/b). David lui-même était conscient de ses origines imparfaites : « Voici, je suis né dans l’iniquité, et ma mère m’a conçu dans le péché » (Téhilim51, 7). C’est pourquoi, lors du mariage de Ruth et de Boaz, le peuple et les sages ont mentionné à juste titre la conception rustique de Pérets. En effet, c’est grâce à elle que son descendant, David, sera comblé de hardiesse, par laquelle « D.ieu aidera à réaliser une puissance à Éphrat… »
Deux descendantes de Moav
Dans le même ordre d’idées, Elimélékh a curieusement choisi deux belles-filles issues du peuple de Moav, alors que leur ancêtre avait été le fruit d’un inceste, entre Loth et sa fille ! En fait, Elimélékh aainsi été appelé car son nom peut se lire : Elaï Mélékh [vers moi le roi], comme annonce que la royauté lui échoirait. Si Elimélékh a fait entrer dans sa famille deux filles de Moav, c’est justement parce que ce peuple est doté d’une extrême dureté. C’est d’ailleurs à cause de cette tendance que les hommes de ce peuple, même convertis, n’ont pas le droit de se marier avec des femmes juives : « Un Moavie ne rentrera pas dans la communauté juive, puisqu’ils ne vous ont pas reçu avec du pain et de l’eau…et parce qu’ils ont fait venir contre toi… Bil’am… pour qu’il te maudisse » (Dévarim 23, 5).
Leur dureté est due au fait que leurs ancêtres furent élevées à Sedom, la ville pécheresse, et que Moav fut justement conçu par un inceste. David lui-même suggéra qu’il avait été élu pour battre les ennemis précisément du fait de ses origines sédomites : « J’ai trouvé [matsati] David, Mon serviteur…J’écraserai devant lui ses adversaires » (Téhilim 89, 21-24), et le Midrach commente : « Cette trouvaille[métsia] s’est trouvée à Sedom, comme disait l’ange qui pressa Loth : “Prend tes deux filles qui s’y trouvent [hanimtsaot]” (Béréchit 19, 15), car dans la fille de Loth, se trouve [l’âme de] David » (Beréchit Rabba 50, 10).
La consommation du sang
Permettons-nous une réflexion : étant donné que les juifs sont, comme nous l’avons vu, dotés d’une douceur naturelle, d’où la génération qui entra en terre de Canaan puisa-t-elle la dureté nécessaire pour mener ces combats ?
En réalité, la consommation de sang rend l’individu cruel (Ramban Vayikra 17, 11) et la Thora la prohibe avec insistance (Vayikra 17, 10-14 ; Dévarim 12, 23-25). À cet égard, Rabbi Yéhouda déduit que les juifs en Egypte étaient obsédés par sa consommation (Sifri ; Rachi Dévarim 12, 23 ; Ramban), et ils y mangèrent toutes sortes de nourritures non cacher qui avilissent l’homme. C’est ainsi qu’est née leur coriacité, qui leur permit de combattre les peuples canaanites.
A la lumière de cette explication, comment comprendre que la génération qui sortit d’Egypte put atteindre le niveau prophétique ? Ne repose-t-elle pas uniquement sur les personnes pures, débarrassées de toute bassesse (Rambam Yessodé Hathora 7, 1) ? Comment peut-elle s’appeler « Dor Déa » – la Génération Intelligente (Midrach RabbaVayikra 9, 1)?
En vérité, bien que cette génération ne l’ait pas méritée, la prophétie lui fut donnée en présent. En effet, D.ieu ne voulait pas Se révéler uniquement à quelques élus, mais au peuple entier. Il a alors neutralisé leur dureté en les nourrissant de la Manne, dont les anges s’alimentent (Yoma 75/b). En entrant dans leur pays, la prophétie leur fut retirée, et ils retrouvèrent alors l’effet fatal du sang et des autres souillures. C’est pour cette raison que, jusqu’à Eli, le peuple ne fut quasiment plus gracié par la venue de nouveaux prophètes. Eli s’est manifesté seulement après que le peuple avait pratiqué la Torah pendant trois siècles, et après s’être abstenu de consommer de la nourriture non casher. Dans l’intervalle, la Torah ne fut transmise que par des sages qui n’étaient pas prophètes : « Moché a reçu la Torah au Sinaï et l’a transmise à Yéhochoua ; Yéhochoua l’a transmise aux sages ; les sages l’ont transmise aux prophètes… » (Avot 1, 1). Bien que ces sages aient éventuellement pu mériter la prophétie, les carences de leur génération les empêchèrent d’accéder à ce niveau, comme ce fut le cas du temps de Hillel (Sanhedrin 11/a).